[Napoléon 1] Le chant du départ
lève, étourdi par les phrases qu’il déclame. Il tourne dans sa chambre et, malgré l’heure avancée de la nuit, il est incapable de dormir.
Il a demandé un nouveau congé de six mois pour, a-t-il écrit, « aller assister aux délibérations des états de la Corse, sa patrie, pour y discuter des droits essentiels à sa modeste fortune et pour lesquels il est obligé de sacrifier les frais du voyage et du retour, ce qu’il ne se déterminerait pas à faire sans une nécessité absolue ».
Il a obtenu cette prolongation du 1 er décembre 1787 au 1 er juin 1788. Il va donc quitter Paris, retrouver la Corse et sa famille. C’est son devoir. Sa mère est seule avec ses plus jeunes enfants. Le fils aîné Joseph est à Pise, où il commence ses études de droit. Letizia Bonaparte a besoin de Bonaparte. Il doit, sur place, tenter de faire aboutir les démarches qu’il vient d’entreprendre à Paris. Il lui faut donc abandonner cette ville où il peut y regarder les femmes, les aborder. Et c’est ce désir qu’il sent croître dans son corps d’homme de dix-huit ans.
Il ressort.
Le jeudi 22 novembre, il se rend au théâtre des Italiens. Le spectacle terminé, il se promène à grands pas dans les allées du Palais-Royal d’abord, puis, parce que le froid est vif, dans les galeries. La foule est dense, va et vient lentement, hommes seuls en quête d’une femme, femmes seules à la recherche d’un client.
Bonaparte s’arrête à la hauteur des grilles. Il aperçoit une jeune femme au teint pâle. Il ne doute pas qu’elle soit une de ces filles avec lesquelles il a déjà tenté de parler, se donnant pour prétexte de comprendre ce qu’il appelle « l’odieux de leur état ». Mais elles se sont toujours montrées arrogantes et l’ont repoussé.
Celle-ci est différente. Sa timidité encourage Bonaparte. Ils échangent quelques mots.
— Vous aurez bien froid, dit-il. Comment pouvez-vous vous résoudre à passer dans les allées ?
— Il faut terminer sa soirée, il faut vivre, répond-elle.
Elle est de Nantes.
Avec brutalité, il l’interroge :
— Il faut, mademoiselle, que vous me fassiez le plaisir de me raconter la perte de votre pucelage.
Elle répond d’une voix douce :
— C’est un officier qui me l’a pris.
Elle le déteste. Elle a dû fuir sa famille indignée. Un second puis un troisième homme sont venus. Tout à coup elle prend le bras de Bonaparte.
— Allons chez vous, dit-elle.
— Mais qu’y ferons-nous ?
— Allons, nous nous chaufferons et vous assouvirez votre désir.
C’est ce qu’il veut.
Plus tard, dans la nuit, quand il se trouve à nouveau seul, il marche de long en large dans sa chambre de l’hôtel de Cherbourg. Puis, pour se calmer, il commence à écrire : « Je sortais des Italiens et me promenais à grands pas dans les allées du Palais-Royal… »
Il raconte ce qu’il vient de vivre.
« Je l’avais agacée pour qu’elle ne se sauvât point… en contrefaisant une honnêteté que je voulais lui prouver ne pas avoir… »
Beaucoup de mots pour s’avouer qu’il n’avait pas osé lui dire qu’il n’avait jamais connu de femme !
Mais il a obtenu ce qu’il voulait.
Il est un homme, maintenant.
Il peut repartir pour Ajaccio.
7.
C’est le 1 er janvier 1788.
Bonaparte s’assoit en face de sa mère dans la grande pièce au rez-de-chaussée de la maison familiale.
Il a débarqué à Ajaccio il y a moins de deux heures, et durant tout le trajet entre le port et la maison, sa mère a parlé d’une voix grave sans se lamenter, plutôt de la colère dans le ton, une sorte d’indignation sourde.
Maintenant, après avoir éloigné les frères et les soeurs de Napoléon, Louis, Pauline, Caroline, Jérôme, ces enfants dont le plus vieux, Louis, a à peine dix ans, et le plus jeune va seulement atteindre ses quatre années, elle reprend. Elle trace le tableau de sa vie depuis le départ de Napoléon à Paris.
Il l’écoute, le visage grave.
Il mesure, sans qu’un seul de ses traits bouge, l’écart qui sépare son premier retour en Corse, de celui-ci.
La traversée elle-même a été différente. Entre Marseille et Ajaccio, le vent fort et froid n’a pas cessé de soulever des vagues hautes et courtes qui ont heurté le navire à intervalles si rapprochés qu’on eût dit le roulement d’un tambour donnant l’alarme.
Napoléon est resté sur le pont, comme à son habitude. Et, dès l’entrée dans
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