[Napoléon 1] Le chant du départ
s’était découvert imprudemment en exaltant la nation corse.
Aussi, quand il est reçu chez le maréchal du camp ou chez le commissaire des Guerres, ou chez Lombard, le professeur de mathématiques, il parle de Cinna , la pièce de Corneille qu’il préfère, et non des idées audacieuses qui germent en lui.
Il s’étonne lui-même qu’elles surgissent sous sa plume. Et parfois, il s’effraie du chemin qu’il a parcouru. Il ne fréquente plus l’église. Il se signe encore machinalement, mais il ne croit plus.
Dans les textes qu’il écrit, il se range du côté du pouvoir, de l’État, de César, et non du côté de l’Église.
Il lit et relit Raynal, qui parle de l’insurrection des peuples comme d’un « mouvement salutaire ».
Mais en même temps, d’instinct, Bonaparte méprise ceux qui se soumettent.
Il déclame cette exhortation de Raynal : « Peuples lâches, peuples stupides, puisque la continuité de l’oppression ne vous rend aucune énergie, puisque vous vous en tenez à d’inutiles gémissements lorsque vous pourriez rugir, puisque vous êtes des millions et que vous souffrez qu’une douzaine d’enfants armés de petits bâtons vous mènent à leur gré, obéissez ! Marchez sans nous importuner de vos plaintes, et sachez du moins être malheureux, si vous ne savez pas être libres. »
Napoléon marche seul autour d’Auxonne avec ces mots en tête.
Lui sera de ceux qui rugissent. Lui ne se laissera pas conduire. Lui n’obéira pas. Il accélère le pas. Il sent en lui une énergie immense.
Il est comme une gueule de canon qu’on bourre de poudre. Sa charge, ce sont ces livres qu’il lit, ces notes qu’il prend, ces contes qu’il écrit, ces réflexions sur la monarchie qu’il rédige dans la fièvre.
Il ne sait pas à quel moment on approchera la mèche. Mais dans un effort de chaque jour, comme si le temps allait lui manquer, comme si la bataille approchait, il bourre la gueule du canon, sa tête, de connaissances, d’idées, dans un effort prodigieux.
Il est sûr que cette énergie qu’il accumule, un jour, explosera.
Un soir, relisant l’ Essai général de tactique de Guibert, il retrouve cette phrase lue à Valence déjà, et que de temps à autre il se remémore : « Alors un homme s’élèvera, écrit Guibert, peut-être resté jusque-là dans la foule et l’obscurité, un homme qui ne se sera fait un nom, ni par ses paroles, ni par ses écrits, un homme qui aura médité dans le silence… Cet homme s’emparera des opinions, des circonstances, de la fortune… »
Napoléon est aussi troublé que lorsqu’il s’est approché de cette fille qui se tenait près des grilles du Palais-Royal. C’est le même désir, plus puissant que la timidité. C’est la même force qui le pousse en avant.
Mais combien de soirs a-t-il fallu qu’il rôde avant de rencontrer cette fille-là ?
Combien de temps lui faudra-t-il attendre pour que l’événement vienne, comme une étincelle, libérer son énergie ?
Tout à coup, le 1 er avril 1789, le tambour bat.
Napoléon Bonaparte court vers la caserne, mal réveillé après une nuit passée à écrire. Les bombardiers du régiment de La Fère sont déjà rassemblés sous les armes.
Le maréchal du camp, du Teil, marche à grands pas dans la cour et s’indigne. Il a reçu l’ordre du commandant en chef du duché de Bourgogne, le marquis de Gouvernet, d’envoyer sur-le-champ à Seurre, dans la montagne, à quelques lieues d’Auxonne, trois compagnies. Les villageois de Seurre ont en effet massacré deux marchands de blé accusés d’être des accapareurs. Mais où sont les capitaines, les premiers lieutenants ? peste Du Teil. En congé.
Il faut donc laisser le commandement à des lieutenants en second et en troisième, des jeunes gens qui n’ont pas vingt ans et ne se sont jamais trouvés dans de telles situations. Mais le marquis a tenu à cette disposition de bataille : trois compagnies ! Va pour des compagnies, donc. Bonaparte prendra le commandement de l’une d’elles.
Il fait plein jour lorsque la troupe atteint le village. Le calme semble revenu, bien que des paysans restent attroupés au coin des ruelles.
On prend les cantonnements. Bonaparte s’installe rue Dulac. Les notables accourent, entourent les officiers de prévenances. Les femmes sont encore en émoi. « Des bêtes sauvages ! » crient-elles en désignant les paysans. La femme du receveur du grenier à
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