[Napoléon 1] Le chant du départ
du monde dans lequel je suis entré.
Il sait qui elle est. C’est pour cela qu’elle l’attire.
Il se rend à ses invitations. Le petit hôtel qu’elle occupe est entouré d’un parc, dans le quartier encore champêtre de la chaussée d’Antin. Pour le trouver, il faut passer entre des jardins. On découvre alors un pavillon demi-circulaire, en style néoclassique. Quatre hautes fenêtres surmontées d’un attique éclairent le rez-de-chaussée. Joséphine est assise sur une bergère. Elle semble à peine vêtue. Les voiles suggèrent les formes lascives de son corps. Dans ce salon aux boiseries blanches, une frise évoque le style romain. Les fauteuils et les bergères sont nombreux. Une harpe, devant l’une des fenêtres, complète ce décor de théâtre. L’hôtel a été loué par Joséphine à Julie Carreau, la femme du grand acteur Talma.
D’un mouvement lent, Joséphine invite Napoléon à la rejoindre, à s’asseoir près d’elle.
Il sait qui elle est.
Elle est le signe de sa victoire.
Il hésite. Il pourrait, il en est sûr, il en a le désir, l’enlacer, la renverser, la conquérir. Il s’assied sur la bergère, mais se tient éloigné d’elle encore.
Le 28 octobre, alors qu’il est entouré de ses aides de camp, un soldat lui tend un pli. Les officiers s’écartent cependant qu’il décachette l’enveloppe.
Il ne reconnaît pas cette écriture aux jambages gras et ronds qui semblent tracés avec hésitation et application. La lettre est signée : « Veuve Beauharnais ».
« Vous ne venez plus voir une amie qui vous aime, écrit Joséphine. Vous l’avez tout à fait délaissée ; vous avez bien tort, car elle est tendrement attachée.
« Venez demain déjeuner avec moi ; j’ai besoin de vous voir et de causer avec vous sur vos intérêts.
« Bonsoir, mon ami, je vous embrasse.
« Veuve Beauharnais
« Ce 6 Brumaire. »
Napoléon replie la lettre, congédie ses aides de camp.
Une femme, enfin.
Cette femme-là qui s’offre.
À moi. Si je veux .
Mais lorsque Junot rentre, pour faire état des rapports de police où l’on signale que les « honnêtes gens » trouvent Bonaparte « jacobin à l’excès » et le surnomment « général Vendémiaire », Napoléon est debout, immobile, visage fermé. « Je tiens au titre de général Vendémiaire, dit-il, ce sera dans l’avenir mon premier titre de gloire. »
Puis il prend la liasse des rapports, commence à les lire. Si les royalistes le critiquent, s’en prennent au Directoire, complotent, les Jacobins se réorganisent. Ils ont fondé le club du Panthéon. Napoléon sursaute : auprès des noms qui lui sont inconnus – Babeuf, Darthé, tout à coup celui-ci, familier, Buonarroti, fidèle donc à ses idées d’égalité, soutenant maintenant Le Tribun du peuple , ce journal qui publie clandestinement Babeuf.
Qu’espèrent-ils, ces hommes-là ? On ne peut partager entre tous. La vie désigne ceux qui sont capables de prendre et qui possèdent, et ceux qui acceptent la domination des autres. C’est ainsi. Et à chaque instant il faut défendre ce qu’on a conquis, l’agrandir, s’appuyer sur les siens, ceux de sa famille, de son clan. Napoléon s’assied, écrit à Joseph.
Être au pouvoir, c’est cela aussi, prendre, donner aux gens.
« J’ai fait nommer, commence-t-il, je ferai placer… Ramolino est nommé inspecteur des Charrois, Lucien est commissaire des Guerres à l’armée du Rhin, Louis est avec moi… Je ne puis faire plus que je ne fais pour tous… La famille ne manque de rien ; je lui ai fait passer argent, assignats… Je n’ai reçu que depuis peu de jours quatre cent mille francs pour toi, Fesch à qui je les ai remis t’en rendra compte… Tu ne dois avoir aucune inquiétude pour la famille, elle est abondamment pourvue de tout. Jérôme est arrivé hier, je vais le placer dans un collège où il sera bien… J’ai ici logement, table et voiture à ta disposition… Viens ici, tu choisiras la place qui pourra te convenir… »
Encore une dernière lettre à Joseph, un dernier mot, pour répéter que « la famille ne manque de rien. Je lui ai envoyé tout ce qui est nécessaire… cinquante à soixante mille francs, argent, assignats, chiffons ; n’aie donc aucune inquiétude ».
Donner aux siens, partager avec eux. Que peut-on faire d’autre en ce monde tel qu’il est ?
Napoléon parcourt les rues entouré de son état-major. Il doit voir. Le
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