[Napoléon 1] Le chant du départ
maintien de l’ordre relève de ses responsabilités. Des grèves éclatent. Le prix du pain s’envole. La disette frappe. Il fait froid et l’on manque de bois de chauffage.
Il voit, il sait cela. Il fait organiser des distributions de pain et de bois. Mais des attroupements se forment devant les boulangeries. Une femme l’interpelle. Elle est difforme, elle hurle d’une voix criarde. « Tout ce tas d’épauletiers se moquent de nous, lance-t-elle en montrant Napoléon et son état-major. Pourvu qu’ils mangent et qu’ils s’engraissent bien, il leur est fort égal que le pauvre peuple meure de faim ! »
La foule murmure. Napoléon se dresse sur ses étriers. « La bonne, regarde-moi bien, quel est le plus gras d’entre nous deux ? »
La foule rit. Napoléon lance son cheval, suivi par son état-major.
Du haut de sa monture comme du haut du pouvoir, on conduit les hommes.
Mais tout en écartant du poitrail de son cheval la foule qui tarde à s’écarter, Napoléon se sent pour la première fois depuis Vendémiaire à nouveau entravé. Ce commandement de l’armée de l’Intérieur, qu’est-ce, sinon une besogne de police au service des détenteurs du pouvoir politique ultime, les cinq directeurs, Barras, et maintenant aussi Carnot ?
Ce sont eux qui ordonnent, et Napoléon se tient sur le devant des troupes qui pénètrent dans le club du Panthéon, parce que le Directoire en a décidé la fermeture. Trop de succès public : près de deux mille personnes à chaque réunion pour acclamer Buonarroti et lire Le Tribun du peuple .
On ne laisse pas une mèche brûler quand les citoyens ont froid et faim.
Napoléon tire ferme sur les rênes de son cheval qui piaffe sur les pavés. Il n’est pas un gendarme. Il est un soldat. Il a remis le 19 janvier 1796, pour la dixième fois peut-être, des plans de bataille pour une campagne victorieuse en Italie. Schérer, le général qui commande l’armée d’Italie, les rejette. Le commissaire du gouvernement auprès de l’armée, Ritter, s’indigne de ce projet. Il écrit au Directoire, et d’abord à Carnot, qui est en charge des affaires de la Guerre. Quel est ce plan qu’on lui transmet ? Qui l’a dressé ? « L’un de ces forcenés qui croient que l’on peut prendre la lune avec ses dents ? Un de ces individus rongés par l’ambition et avides de places supérieures à leurs forces ? »
Alors que les soldats entraînent les Jacobins arrêtés, Napoléon rêve à un vrai et grand commandement.
Carnot lui fait part des réactions sceptiques ou hostiles des généraux Schérer et Ritter qui condamnent son plan pour l’Italie. Mais en même temps Carnot laisse entendre qu’on pourrait lui accorder le commandement de cette armée d’Italie.
Napoléon se reproche encore d’avoir révélé ses certitudes, ses ambitions. « Si j’étais là, s’est-il écrié, les Autrichiens seraient culbutés ! » Carnot a murmuré : « Vous irez. »
Mais, depuis, rien, sinon des rumeurs et des rumeurs et des ragots colportés par les envieux. Napoléon écoute Louis les rapporter. Son frère les recueille dans les antichambres, auprès des aides de camp fidèles qui s’indignent.
On dit que Bonaparte bénéficie de la protection de Barras. Celui-ci voudrait se débarrasser de son ancienne maîtresse Joséphine en la gratifiant d’un mari doté. Pourquoi pas Bonaparte, auquel on concéderait le commandement de l’armée d’Italie ?
Napoléon enrage.
— Croient-ils, s’exclame-t-il, que j’ai besoin de protection pour parvenir ? Ils seront tous trop heureux que je veuille leur accorder la mienne. Mon épée est à mon côté, et avec elle j’irai loin.
— Cette femme, murmure Louis, ce projet de mariage.
Napoléon fixe son frère, qui recule et sort.
Que peuvent-ils comprendre, les autres, à ce que je ressens ?
Il a pris Joséphine contre lui et elle s’est pliée, si souple, offrant ses hanches, son sexe, puis, ainsi cambrée, il l’a portée jusqu’au lit.
Elle est à lui, cette femme aux mains expertes, aux doigts longs, cette femme qui est soie et douceur et qu’il serre avec une si grande fougue, un désir si intense qu’elle semble défaillir, qu’elle tente de le repousser avant de se laisser aller, abandonnée, puis si tendre. Et cependant il a le sentiment qu’elle glisse entre ses bras et qu’au moment où il croit la prendre, où il la prend, elle est absente, ailleurs.
Que savent-ils,
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