[Napoléon 1] Le chant du départ
cette plate-forme dont il ne connaissait pas l’étendue, qui était pleine de nouveaux dangers, mais où il respirait enfin à pleins poumons.
Enfin lui-même.
Il donne des ordres. Point de vengeance, d’exécutions ou même d’arrestations des insurgés d’hier. Clémence pour les sectionnaires.
Il voit Barras, Fréron, Tallien. Il plaide pour l’acquittement du général Menou. On l’écoute. On le questionne. Il répond par des phrases courtes. Il observe. Il mesure les inquiétudes de ces hommes qui, il y a si peu, le tenaient à distance, le traitaient avec de la condescendance et de l’ironie mêlée à un peu de mépris. Ils ne sont donc que ces hommes-là, qui craignent une victoire royaliste aux prochaines élections, qui chuchotent entre eux pour, peut-être, si la nécessité se présentait, casser les élections, fomenter un coup d’État. Et qui, pour l’heure, organisent le Directoire exécutif, dont le vicomte Barras de Fox d’Amphoux sera le principal inspirateur, directeur empanaché, roi du Directoire, haï, méprisé, jalousé, craint :
Si la pourpre est le salaire
laire, laire, laire
Des crimes de Vendémiaire
Fox s’Amphoux !
Que Paris le considère
laire, laire, laire
Ainsi que toute la terre
Fox s’Amphoux !
Et Junot répète à Napoléon les deux vers qui s’ajoutent à cette chanson qui court les rues, accrochée aux basques de Barras :
Il n’a pas quarante ans, mais aux âmes damnées
Le crime n’attend pas le nombre d’années
Cependant ce sont ces hommes-là qui tiennent le pouvoir, ce sont ceux que désormais Napoléon côtoie chaque jour dans leurs demeures ou chez lui.
Il entre dans le salon de Thérésa Tallien. Il n’a plus à se faufiler jusqu’à elle. Elle vient vers lui. Elle lui prend le bras. Il est entouré par toutes ces femmes parfumées, dont les voiles le frôlent, qui laissent leurs mains longuement dans la sienne. Il est l’homme nouveau dans leur petit monde, celui qui les a sauvées, cet homme de guerre nerveux, maigre, si différent des hommes qu’elles rencontrent depuis des années, dont elles connaissent les corps gras, les vices, qu’elles se sont partagés, échangés, qui ne les surprennent plus et qu’elles ne peuvent plus étonner, qu’elles s’efforcent de garder mais qui sont blasés, auxquels il faut des alcools de plus en plus forts.
D’ailleurs ils ne parlent plus, ils jouent, le regard fixe, assis autour des petites tables garnies d’enjeux considérables. On passe ses nuits au whist, au pharaon, au vingt-et-un, à la bouillotte, au creps.
Ce Bonaparte, ce général en chef qui commande à Paris, dont on dit qu’il a de l’avenir, ne joue pas, lui.
Les femmes le questionnent. Il les regarde sans baisser les yeux. L’une d’elles, au teint mat, aux bras nus sous les voiles refermés aux poignets par deux petites agrafes d’or, rejette un peu la tête en arrière. Il voit ses seins et sou cou offerts. Il a l’impression qu’elle l’invite. Ses mouvements sont lents. Parfois elle touche du bout de ses doigts ses cheveux retenus par une plaque d’or, mais dont de nombreuses boucles forment autour de son front une sorte de diadème. Elle s’exprime en souriant, le visage mobile, les yeux brillants.
« Racontez-moi », semble-t-elle répéter.
Il parle. Peu à peu, les autres femmes s’éloignent, comme si celle-là, Joséphine de Beauharnais, avait acquis un droit sur ce général qui n’a pas vingt-sept ans.
Elle le convie à passer chez elle, rue Chantereine, numéro 6.
Il sait qui elle est.
Le soir, dans une vaste chambre qu’il occupe rue Neuve-Capucine, il ne trouve pas le sommeil. Il marche comme à son habitude. Il passe dans son bureau. Écrire est le seul moyen de se calmer. Il commence une lettre à Joseph. « Je suis excessivement occupé, écrit-il, ma santé est bonne. Je suis ici, heureux et content. » Il s’interrompt.
Il sait qui elle est.
Veuve du général de Beauharnais, deux enfants, Eugène et Hortense. Maîtresse de Barras. Noblesse des îles, Tascher de La Pagerie. Elle tient à l’Ancien Régime et au nouveau. Une femme. Si différente de cette Désirée Clary. Peut-être même est-elle riche.
Une vie déjà derrière elle. Sans doute plus de trente ans. Mais ce corps, cette peau, cette manière de se mouvoir, comme si elle dansait, une plante grimpante fleurie qui entoure le tronc d’un arbre.
Elle est l’amie de tous. Elle est la femme placée au centre
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