[Napoléon 2] Le soleil d'Austerlitz
nobles d’Ancien Régime qui interprètent une pièce de Beaumarchais pour lui qui, fils de la Révolution, fut l’ami du frère de Robespierre et a rétabli l’esclavage !
Comme le monde et mon destin sont étranges !
Il ne cesse d’y penser.
Dans quelques jours, il va avoir trente-trois ans. Avec le Consulat à vie, et la question de sa succession – «un héritier naturel », a écrit Roederer –, il voit déjà comme jamais auparavant le terme de son existence, comme si, son destin encore à écrire, il en connaissait le bout. Est-ce pour cela qu’il se sent irrité, nerveux, avec des poussées d’impatience, comme s’il voulait, vite, vite, agir, parcourir toute la trajectoire, pour atteindre cette fin qu’on va inscrire dans les textes constitutionnels ?
Il ne peut chasser ces idées en se rendant à Mortefontaine, près de Senlis, chez son frère Joseph.
Il est tendu, nerveux. Il va revoir toute sa famille et ses proches rassemblés.
Joseph essaiera de jouer son rôle d’aîné, cependant que Lucien ne cachera pas son hostilité à Joséphine.
Au fur et à mesure qu’on se rapproche du domaine, son irritabilité croît. Il ne se prête guère aux embrassades et, après quelques minutes passées dans la maison de Joseph, il décide de faire une promenade en barque.
Le temps est orageux. Chacun semble maladroit. Après quelques coups de rames, la barque oscille, prête à chavirer ; le général Bernière, qui est assis près de Napoléon, tombe à l’eau.
On crie. Il semble à Napoléon que tous les pressentiments imprécis qui se sont accumulés en lui trouvent ici leur explication. Il va mourir là, stupidement, ni d’un boulet ni d’un poignard, mais sans gloire, dans l’eau d’un étang. Il voit le ciel et l’eau se mêler.
Quand il revient à lui, il est allongé sur la berge. Tous ces visages qui l’observent sont tordus par la curiosité.
Il se lève d’un bond, écarte ceux qui l’entourent, entre dans la maison, exige qu’on commence à dîner.
Joseph, en maître des lieux, prend son temps, saisit le bras de Letizia Bonaparte, explique l’ordre des préséances, sa mère sera à sa droite, Joséphine Bonaparte à sa gauche.
« L’épouse du Premier consul a le premier rang », dit Napoléon.
Et, puisque Joseph fait mine de ne pas avoir entendu, Napoléon prend le bras de Joséphine, entre le premier dans la salle à manger, s’installe au centre de la table et ordonne à Joséphine de s’asseoir à sa droite.
Qu’imaginent-ils, que je suis déjà mort ?
Les Anglais rêvent de cela, et combien, parmi les ambassadeurs qui sont rassemblés le 3 août aux Tuileries pour l’audience diplomatique solennelle, partagent le même songe ? Quel criminel, Georges Cadoudal ou un autre, sont-ils prêts à payer pour que leur voeu se réalise ?
Napoléon passe parmi eux, entouré de ses aides de camp, des ministres et encadré par les deux autres consuls.
Il s’arrête devant chaque ambassadeur. Tous les regards sont posés sur lui. Pas un geste qui n’échappe à ces diplomates de monarchies ou d’empires. Aucun d’eux n’a en fait accepté la transformation de la France. Ce ne sont pas seulement ses conquêtes qu’on lui reproche. Peut-être pourrait-on s’en accommoder. Mais elle a renversé l’ordre des choses. Et c’est la reconnaissance de la Révolution qu’on refuse.
Voilà mon pari : leur faire admettre que ce pays agit à sa guise, que plus personne ne pourra toucher à la nouvelle répartition des biens, que l’Ancien Régime ne reviendra jamais, même si les aristocrates rentrent au pays, mais comme serviteurs du nouvel ordre. Le mien .
C’est cela, le défi de la paix. Saura-t-il l’imposer ? Quelle légitimité – celle d’un roi ? devra-t-il se donner pour que les souverains de cette Europe inchangée admettent enfin l’existence de la République ?
Napoléon s’arrête devant Markof, l’ambassadeur de Russie. Il échange quelques mots avec cet homme, dont les espions assurent qu’il se répand dans les salons en propos acerbes. On a saisi une conversation entre lui et l’ambassadeur de Prusse, Lucchesini, devant lequel Napoléon se trouve maintenant. Markof disait que Napoléon, s’il acceptait le titre de consul à vie, ne se contenterait pas de cette dignité, mais qu’il ferait un second pas et prendrait le titre d’« empereur des Gaules », « Ce ne serait pas un vain titre, poursuivait
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