[Napoléon 3] L'empereur des rois
dans ses bras. Voilà près de deux mois qu’il ne l’a embrassé.
Il le prend, le serre contre lui.
Marie-Louise descend lentement de la voiture.
39.
Il se lève. C’est le milieu de la nuit. Le feu dans la cheminée éclaire la chambre. Napoléon réveille Roustam, passe dans le cabinet de travail, s’installe à sa table et commence à lire le tableau que le maréchal Berthier lui remet chaque jour et où sont relevées les distances parcourues par les troupes en marche vers le Niémen.
Il suit du doigt les colonnes où sont indiqués les différents corps, la cavalerie, l’artillerie, les chariots. Il ne peut quitter sa table malgré la fatigue qu’il sent monter. Ses jambes sont lourdes. Le bas-ventre est douloureux. Il a des pointes de douleur dans l’estomac. Mais comment s’arrêter à ces détails, à ces aigreurs du corps ?
Il doit tout contrôler, tout prévoir, un million de boisseaux d’avoine pour les chevaux, quatre millions de rations de biscuits pour quatre cent mille hommes. Il faut des équipages de pont pour la traversée du Niémen et les autres fleuves.
Il va vers la bibliothèque. Il doit lire les récits des campagnes accomplies par les différentes armées qui ont envahi la Russie. Il faut méditer cela. Et, dès lors, comment trouver le sommeil ? Il lui faut parler.
Il reçoit, tôt le matin, le comte de Narbonne. Il a fait de cet ancien ministre de Louis XVI, au moment de la déclaration de guerre en 1792, l’un de ses aides de camp.
Narbonne est un fin négociateur, un homme d’expérience. Il doit me comprendre. J’ai besoin de m’expliquer devant lui, parce que ainsi mon esprit se calmera .
— N’êtes-vous pas encore convaincu, commence Napoléon, vous qui savez si bien l’histoire, que l’extermination des Cimbres est le premier titre de la fondation de l’Empire romain ? Et c’est dans le même sang ou dans un sang pareil que l’Empire s’est retrempé chaque fois, sous Trajan, sous Aurélien, sous Théodose.
Les Cimbres d’aujourd’hui, ce sont les Russes.
— Je suis donc poussé à cette guerre aventureuse par raison politique. C’est la force des choses qui la veut. Rappelez-vous Souvarov et ses Tartares en Italie. La réponse est de les rejeter au-delà de Moscou. Et quand l’Europe le pourrait-elle, si ce n’est en ce moment ?
Il s’assied. Parfois, la tension en lui est si forte qu’il a des éblouissements. La respiration lui manque. Il sent la lourdeur de son corps. Il lui faut un effort de volonté pareil à des coups d’éperon pour s’élancer à nouveau. Qu’est devenu son corps nerveux, flexible, tranchant comme une lame qui zèbre l’air ?
Il dit d’une voix lente :
— Je ferai à Alexandre la guerre à armes courtoises, avec deux mille bouches à feu et cinq cent mille soldats, mais sans insurrection. La guerre a été dans mes mains l’antidote de l’anarchie. Et maintenant que je veux m’en servir encore pour assurer l’indépendance de l’Occident, j’ai besoin qu’elle ne ranime pas ce qu’elle a comprimé, l’esprit de la liberté révolutionnaire.
Il se tasse sur le canapé.
Il y a eu ces jours-ci des émeutes sur les marchés à Caen, dans l’Eure-et-Loir, dans les Bouches-du-Rhône. Il a dû sévir. La Garde est intervenue sur le marché de Caen. Des hommes et des femmes ont été arrêtés, certains condamnés à mort, fusillés. Il ne peut prendre le risque d’un pays qui se soulèverait. Il a fait fixer le prix du pain.
« Ce que je veux, c’est que le peuple ait du pain, c’est-à-dire qu’il en ait beaucoup, et du bon et à bon marché. »
J’ai besoin du calme des peuples. Je les sens à nouveau bouger. Le feu espagnol répand ses flammèches en Allemagne. Le maréchal Davout, le général Rapp, mon frère Jérôme s’inquiètent. « Tout s’armerait contre nous », dit Rapp, gouverneur de Dantzig, si nous essuyions une défaite. Qu’ai-je à faire de ces fadaises ? Comme si j’ignorais que ceux qui sont vaincus et blessés ne sont jamais achevés, et que la faiblesse fait dresser contre soi les peuples ! Mais je ne serai pas vaincu. Qu’ai-je à lire de tels rapports ?
« Mon temps est trop précieux pour que je le perde à m’occuper de pareilles fadaises… Tout cela ne sert qu’à salir mon imagination par des tableaux et des suppositions absurdes… »
Il regarde Narbonne.
— Vous me taxez sans doute d’imprudence, reprend Napoléon. Vous ne
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