[Napoléon 3] L'empereur des rois
voyez pas que ma témérité même est un calcul, comme cela doit être pour un chef d’Empire. Je frappe au loin pour contenir près de moi, et, en fait d’entreprise extraordinaire, je ne veux tenter que l’utile et l’inévitable.
Il s’approche de Narbonne.
— Après tout, mon cher, cette route de Moscou est la route de l’Inde, murmure-t-il. Il suffit de toucher le Gange d’une épée française pour faire tomber toute l’Inde, cet échafaudage de grandeur mercantile… Vous le voyez donc, le certain et l’incertain, la politique et l’avenir illimité, tout nous jette sur la grande route de Moscou, et ne nous permet pas de bivouaquer seulement en Pologne.
Il se met à marcher de long en large.
— Telle est donc notre entrée de jeu : tout le gros de l’Europe et d’Occident confédéré bon gré, mal gré, sous nos aigles, une pointe de quatre cent mille hommes pénétrant la Russie et marchant droit sur Moscou, que nous prendrons.
Il saisit les tableaux de marche des différentes armées. Elles approchent de l’Oder, les avant-gardes sont lancées déjà sur la Vistule.
— Vous voyez donc, mon cher Narbonne, que tout cela est assez sagement combiné, sauf la main de Dieu toutefois, qu’il faut toujours réserver et qui, je le pense, ne nous manquera pas.
Il ajoute sur un ton grave :
— Moi, j’ai pacifié le peuple en l’armant et j’ai rétabli les majorats, l’aristocratie, la noblesse héréditaire à l’ombre des carrés de la Garde impériale, toute composée de ces fils de paysans, petits acquéreurs de biens nationaux ou simples prolétaires.
Puis, d’une voix forte, après avoir invité Narbonne à se rendre auprès du tsar pour une dernière tentative de négociation, il ajoute :
— Ne vous y trompez pas, je suis un empereur romain ; je suis de la race des Césars, celle qui fonde.
Il se retrouve seul et la fatigue revient avec l’inquiétude. Il faut donner le change à la cour, au peuple, aux ambassadeurs, et chasser l’angoisse qu’il sent en lui et autour de lui, par les bals et les fêtes.
Il donne un bal « paré » aux Tuileries, le jeudi 6 février 1812. Il dresse lui-même les listes d’invitations et il va parmi la foule des neuf cents invités, au bras de l’Impératrice. Mais malgré la beauté des costumes, des femmes et des déguisements, malgré la grâce de Pauline ou de Caroline, ses soeurs, il n’éprouve pas de joie. Il goûte à peine les plats au souper qui se tient dans la galerie de Diane, à 1 h 30 du matin. Et il rentre dans ses appartements sans se rendre dans la chambre de Marie-Louise.
Ces fêtes sont un devoir, comme l’étiquette stricte qu’il impose à la cour. Parce que c’est ainsi qu’on marque son autorité, et il aime l’ordre et la hiérarchie. Mais tout lui semble glacé. Il décide de s’installer dans le palais de l’Élysée, que Joséphine lui a cédé.
Mais il s’enrhume, et le 11 février, mardi gras, c’est aux Tuileries qu’il donne un nouveau bal costumé, masqué celui-ci. Il revêt sans entrain un domino bleu et un masque gris. Quand il entre dans la salle de bal, il reconnaît aussitôt l’Impératrice, déguisée en Cauchoise.
Les invités dansent le quadrille joyeusement, comme si mon absence les libérait .
Il ne s’attarde pas. Il monte dans son cabinet. Seul le travail, en ce moment, un travail de tous les instants, le calme.
Mais certains jours, tout à coup, il étouffe. Il exige qu’en quelques minutes on selle un cheval. Il galope alors dans la forêt de Saint-Germain ou du Raincy, dans le bois de Boulogne. Il ne se soucie guère qu’il y ait une bête à prendre, à traquer. Il a besoin de cet effort. Il aime serrer les chevaux entre ses cuisses, les épuiser, et pourtant ce sont des bêtes de Perse, d’Espagne, ou des chevaux arabes, ou même d’Amérique du Sud. Mais il veut être plus endurant qu’eux. Il les crève. Il se sent rassuré de pouvoir ainsi, comme autrefois, dominer la fatigue, retrouver la vigueur de son corps.
À l’aube, quelquefois, il fait réveiller l’Impératrice afin qu’elle l’accompagne ou le suive en calèche. Il sait qu’il est le seul à avoir cette énergie inépuisable, c’est son orgueil, et en même temps il voudrait que ses proches soient identiques à lui.
Il regarde son fils jouer, chevaucher un gros mouton de laine monté sur roulettes, faire tinter les grelots accrochés au cou de l’animal. Il lui fait
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