[Napoléon 3] L'empereur des rois
s’exprimer un peu de tendresse dans cet univers de mort. Il sait que Marie Walewska a quitté Varsovie pour Vienne. Il aimerait tant qu’elle soit là, comme une source de vie.
« Ma douce amie,
« Tu auras appris plus que je ne puis t’en dire aujourd’hui sur les événements, quand tu liras cette lettre. La bataille a duré deux jours et nous sommes restés maîtres du terrain.
« Mon coeur est avec toi ; s’il dépendait de lui, tu serais citoyenne d’un pays libre. Souffres-tu comme moi de notre éloignement ? J’ai le droit de le croire ; c’est si vrai que je désire que tu retournes à Varsovie ou à ton château, tu es trop loin de moi.
« Aime-moi, ma douce Marie, et aie foi en ton
« N. »
Il plie et scelle la lettre, puis prend une autre feuille de papier. Il a aussi besoin d’écrire à Joséphine.
« Mon amie, il y a eu hier une grande bataille ; la victoire m’est restée, mais j’ai perdu bien du monde ; la perte de l’ennemi qui est plus considérable encore ne me console pas. Enfin je t’écris ces deux lignes moi-même, quoique je sois bien fatigué, pour te dire que je suis bien portant et que je t’aime.
« Tout à toi.
« Napoléon »
Maintenant il faut parler aux grognards, à ces hommes qui tentent de se réchauffer autour d’un feu de bivouac et dont il aperçoit les silhouettes tassées sur la neige. Jamais il n’a éprouvé un tel sentiment, presque du désespoir, en pensant à ces milliers d’hommes mutilés, broyés, ensevelis.
Il donne des ordres. Il veut retourner vers ce cimetière d’Eylau où il est resté hier, debout sous la mitraille. Il ne peut quitter ce champ de bataille où vingt généraux ont été blessés ou tués, et parmi eux les meilleurs. Il pense à d’Hautpoul, mort comme il l’avait souhaité. Combien d’hommes sont-ils tombés avec lui ? Peut-être vingt mille morts et blessés, et peut-être le double ou le triple chez les Russes ?
Il chevauche lentement sur la neige épaisse, entouré de son état-major. Les forêts de sapins qui entourent le champ de bataille ferment l’horizon, et les nuages d’un ciel noir s’accrochent à leurs cimes.
Des morts partout, des corps nus mêlés à ceux des chevaux, des blessés qui agonisent sur une neige sale, jaunie, rouge de sang. Il ne détourne pas la tête. Il tente d’éviter que les sabots de son cheval ne viennent piétiner des débris humains. Il entend ces appels déchirants qui se prolongent, aigus comme des cris d’oiseau. Des blessés se traînent vers lui, tendent leurs bras, implorent de l’aide.
On crie : « Vive l’Empereur ! » Mais il entend aussi ces voix qui lancent « Vive la paix ! », « Du pain et la paix ! », « Vive la paix et la France ! ».
La France paraît si loin.
Il arrive sur le monticule où les soldats du 14 e de ligne, ceux d’Augereau, se sont fait massacrer, aveuglés par la neige. Les corps sont alignés, entassés.
— Ils sont rangés comme des moutons, dit le maréchal Bessières.
Napoléon se retourne avec vivacité. Il a les yeux rougis.
— Des lions, comme des lions, dit-il, les dents serrées.
Lorsqu’il voit que les soldats du 43 e de ligne ont accroché à leurs aigles des crêpes noirs, il se dresse sur ses étriers.
— Je ne veux pas voir, jamais, mes drapeaux en deuil ! crie-t-il. Nos amis et nos braves compagnons sont morts au champ d’honneur, leur sort est à envier. Occupons-nous de les venger et non de les pleurer, car les larmes ne conviennent qu’aux femmes.
Il rentre à son cantonnement, s’installe devant le poêle, appuyé à une caisse qui lui sert de table. Il entend Caulaincourt l’interroger sur la date du départ d’Eylau et lui demander le lieu où l’on doit préparer la future résidence de l’Empereur.
Il ne sait pas. Il ne veut pas répondre. Il ne peut pas quitter cette terre qui a bu tant de sang.
Il dicte le bulletin de la Grande Armée et lance une proclamation aux troupes.
« Soldats, nous commencions à prendre un peu de repos dans nos quartiers d’hiver quand l’ennemi a attaqué le 1 er corps… Les braves qui de notre côté sont restés au champ d’honneur sont morts d’une mort glorieuse : c’est la mort des vrais soldats. Leurs familles auront des droits constants à notre sollicitude et à nos bienfaits. »
Il hésite puis, la tête baissée, il reprend : « Nous allons nous approcher de la Vistule et rentrer dans nos
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