[Napoléon 3] L'empereur des rois
et où les squelettes se mêlent aux soldats morts.
Il entend les cris de milliers de grenadiers russes qui montent à l’assaut.
Ne pas bouger. Rejeter d’un regard dédaigneux le cheval que Caulaincourt lui présente afin de lui permettre de s’éloigner.
D’une voix calme, il ordonne que le général Dorsenne place un bataillon de la Garde à cinquante pas devant lui. Et il attend que l’assaut russe vienne.
Dorsenne crie :
— Grenadiers, l’arme au bras ! La vieille Garde ne se bat qu’à la baïonnette !
Napoléon est resté les bras croisés, attendant que l’assaut russe soit brisé.
Un aide de camp qui a réussi à franchir le barrage de feu lui annonce qu’une colonne prussienne, celle de Lestocq, vient d’arriver sur le champ de bataille, qu’elle attaque déjà le maréchal Davout.
Ne rien laisser paraître de ce coup que l’on reçoit. Se tourner vers Jomini, ce Suisse féru de stratégie qui sert à l’état-major de Ney et que Napoléon s’est attaché. Il faut analyser calmement la situation, tout prévoir, même de se retirer.
— La journée a été rude, commence Napoléon. Je ne comptais l’engager qu’au milieu de la journée, n’ayant pas tous les corps sous la main, ce qui a occasionné des pertes d’hommes mémorables. Ney ne vient pas. Bernadotte est à deux marches en arrière. Eux seuls ont leurs troupes et leurs munitions intactes…
Napoléon regarde autour de lui. Les morts forment des buttes sombres que peu à peu la neige recouvre. Il baisse la voix.
— Si l’ennemi ne se retire pas à la nuit tombante, nous partirons à 10 heures du soir. Grouchy, avec deux divisions de dragons, formera l’arrière-garde, vous serez avec lui ; vous ferez des patrouilles, vous me rendrez compte promptement de ce que fait l’ennemi… Silence absolu sur cette mission.
Napoléon fait quelques pas, puis se tourne vers Jomini.
— Revenez ce soir à 8 heures chez moi recevoir votre dernière instruction. Peut-être y aura-t-il quelques changements.
Il attend encore. La nuit tombe. Quand les tirs s’espacent pour quelques minutes, il entend les cris des blessés et voit les ombres des maraudeurs qui, au risque de leur vie, fouillent les cadavres et les déshabillent.
La fatigue commence à l’écraser. Tout à coup une fusillade nourrie éclate au loin sur la gauche.
— Ney ! crie quelqu’un. Le maréchal Ney !
Il n’éprouve aucune joie, mais la fatigue s’efface. Quinze mille hommes, estime-t-il, vont prendre les Russes de flanc, les contraindre sans doute à reculer.
C’est le moment où, il le sait, il ne doit pas relâcher son attention, même si la victoire se dessine. Quelle victoire ? Tant de morts. La tristesse l’étreint. Il pense à Marie Walewska, à Joséphine. Il voudrait pouvoir écrire, échapper un instant à la cruauté, mais il se redresse, lance des ordres.
Il faut prévoir le lendemain. Bennigsen va-t-il reculer ou au contraire s’accrocher ?
Il faut penser aux blessés, exiger qu’on leur apporte des secours, qu’on les recueille, tous.
— Tous, répète-t-il.
Il faut s’assurer des distributions de pain et d’eau-de-vie. Mais il sait que rien de cela n’est organisé comme il le faudrait.
À 8 heures du soir, il donne l’ordre qu’on allume les feux de bivouac.
Il quitte le cimetière. Les morts sont partout. Il s’arrête à deux kilomètres d’Eylau, dans une petite ferme. Il s’allonge tout habillé sur un matelas, au coin du poêle. Avant de fermer les yeux, il voit ses aides de camp qui se couchent autour de lui.
Il a l’impression, quand on le réveille le lundi 9 février, vers 9 heures du matin, qu’il n’a pas dormi. Un colonel de chasseurs se tient devant lui. C’est Saint-Chamans, aide de camp de Soult.
— Qu’y a-t-il de nouveau ? demande Napoléon.
Sa voix est sourde. Il le sait. Il est las.
Saint-Chamans répond que les Russes ont commencé leur retraite.
Napoléon se lève. Il respire longuement. Il sort de la ferme. Il a vaincu.
Le ciel est bas. Il fait sombre. Des blessés se traînent sur la route, se soutenant l’un l’autre, certains s’aidant, pour marcher, de leur fusil. Ils avancent tête baissée.
Il les regarde longuement.
Avec les troupes dont il dispose, avec ces hommes accablés, il ne peut pas poursuivre l’ennemi.
Cette victoire est comme le climat de ce pays, lugubre.
Il rentre dans la ferme. Il a besoin d’écrire, de laisser
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