[Napoléon 4] L'immortel de Sainte-Hélène
françaises sonnent la diane. Il a déjà si souvent vécu ces aubes de combat.
— Voilà dix-neuf ans que je fais la guerre, et j’ai donné bien des batailles et fait bien des sièges en Europe, en Asie, en Afrique, répète-t-il.
Il l’a écrit à Marie-Louise. C’est à elle qu’il pense, à ce fils dont le portrait surgit à nouveau, éclairé par la torche que tient l’aide de camp de service.
Il se lève.
Dehors, la nuit est trouée par les feux de bivouacs. Ceux des Russes lui paraissent innombrables, et un murmure grave, comme une mélopée, monte de la vallée, court le plateau. Les Russes prient avant la bataille.
Autour de lui, il distingue les soldats de la Garde qui revêtent leur uniforme de parade. Ils se passent en silence des bouteilles de schnaps. Il doit en être ainsi dans toutes les unités.
Il a tant de fois vu ces aubes.
Et si souvent tout son destin a été suspendu au sort de la bataille qui allait s’engager. Mais chaque fois il l’a emporté, à Marengo, à Austerlitz, à Iéna, à Friedland, à Wagram. Et voilà trois mois qu’il attend ce moment. Pourtant il sait, ce matin, qu’il ne détient pas toutes les cartes. Les règles de la partie, qu’il a toujours fixées, imposées à l’ennemi, lui ont échappé. Ce n’est pas lui qui a choisi le lieu et le moment de l’affrontement, mais ce vieux Koutousov, qu’il a battu à Austerlitz mais qui est aussi le vainqueur des Turcs.
La bataille commence alors que la Grande Armée a été usée par trois mois de marche dans ce pays brûlé de soleil, étouffé de poussière. Voilà un mois que les hommes n’ont pas une distribution de vivres et qu’ils se nourrissent sur le pays. Il n’a même pas réussi à savoir avec exactitude, lui qui veut toujours connaître à un homme près l’état des unités, le nombre de soldats dont il dispose. Peut-être à peine cent trente mille, s’il en croit les calculs de Berthier ! Mais qu’en sait Berthier, alors que des milliers de traînards se sont répandus dans les campagnes et sur les chemins, et qu’ils sont la proie des cosaques ?
Il avance dans le campement de la Garde. Les hommes sont en rang. Les artilleurs de la Garde préparent leurs pièces.
Il s’approche. Il dispose de cinq cent quatre-vingt-sept bouches à feu. Mais Koutousov en a sans doute davantage. Il doit aligner plus de six cents canons, et peut-être cent vingt mille hommes, et compter en plus sur ces cavaliers cosaques qui tournoient autour de la Grande Armée et qui peuvent à tout instant fondre sur les arrières pendant la bataille.
C’est à cela que je dois penser. Cela que je dois prévoir. Il faut à chaque moment que je puisse commander à une unité de réserve capable de faire face à une action de cette cavalerie sur le flanc ou le dos des armées qui attaquent .
Il ne faudra pas engager la Garde dans la bataille principale. Je dois vaincre sans elle et la conserver comme ultime recours, pour m’opposer à l’imprévu .
Il monte à cheval.
Il entend, au-dessus du bourdonnement rythmé des Russes qui prient, les voix des officiers qui lisent sa proclamation, écrite hier dans la tente.
Il l’écoute, la murmure.
« Soldats, voilà la bataille que vous avez tant désirée ! Désormais la victoire dépend de vous ; elle est nécessaire. Elle nous donnera l’abondance de bons quartiers d’hiver et un prompt retour dans la patrie ! Conduisez-vous comme à Austerlitz, à Friedland, à Vitebsk, à Smolensk, et que la postérité la plus reculée cite avec orgueil votre conduite dans cette journée ; que l’on dise de vous : il était à cette grande bataille sous les murs de Moscou ! »
Il regarde les bivouacs russes. Il doit vaincre, détruire l’armée de Koutousov, entrer dans Moscou et imposer ainsi la paix à Alexandre. Alors la partie, une fois de plus, aura été gagnée.
S’il la perd…
Il ne peut pas perdre.
À six heures, alors que le jour se lève, il donne l’ordre à l’artillerie de commencer de tirer. Il suit des yeux les aides de camp qui s’élancent. Et tout à coup la canonnade déferle, envahissant la vallée de la Kolocza, roulant entre les rebords des plateaux, faisant jaillir la terre autour de la Grande Redoute, des Trois-Flèches.
Les premières lignes de fantassins, ceux d’Eugène, partent à l’assaut du village de Borodino déjà en flammes, de la Grande Redoute. Puis, à droite, ce sont les soldats de Davout, de Junot et de Ney
Weitere Kostenlose Bücher