[Napoléon 4] L'immortel de Sainte-Hélène
qui se dirigent vers la Grande Redoute, et les Polonais de Poniatowski qui tentent de s’emparer des Trois-Flèches. Les boulets russes creusent dans les lignes des sillons sanglants. La fumée couvre peu à peu le champ de bataille, poussée par une légère brise qui souffle d’ouest en est et dissimule ainsi une partie des Russes.
Le soleil apparaît lentement, perçant la brume et la fumée.
— C’est le soleil d’Austerlitz ! lance-t-il.
Sera-ce Austerlitz ?
Il reste là, immobile sur son cheval. Les aides de camp se succèdent. Annoncent la prise de Borodino, puis la contre-attaque russe. Le général Plausonne, commandant l’assaut, a été tué dans le village avec la plupart de ses officiers. Davout a remporté la Grande Redoute, mais les Russes l’en ont délogé. Le général Compans est tué ; Davout, dont le cheval a été abattu, est resté sans connaissance. Les Trois-Flèches, la Grande Redoute, Borodino et le village de Semenovskoïe changent plusieurs fois de main. Le général russe Bagration a été tué en défendant Semenovskoïe, assure-t-on.
À chaque nom qu’on lui jette, il serre seulement les doigts sur les rênes. Montbrun, Damas, Compère, tous généraux, morts. Et Caulaincourt, le frère du grand écuyer, général lui aussi, abattu en chargeant à la tête de ses cavaliers. Il se tourne vers Caulaincourt. Les larmes coulent sur le visage du grand écuyer. Il a écouté l’aide de camp annoncer la mort de son frère.
— Vous avez entendu la triste nouvelle. Allez à ma tente.
Caulaincourt ne bouge pas, se contente de saluer, levant à demi son chapeau.
— Il est mort comme un brave, dit Napoléon.
Combien sont-ils, à être tombés ? Des dizaines de généraux, lui semble-t-il, des centaines de colonels, des dizaines de milliers d’hommes. Il le pressent. Et les Russes n’abandonnent pas le terrain. Ils ne se débandent pas. Ils contre-attaquent à la baïonnette. Leurs artilleurs se font hacher sur leurs pièces.
— Ces Russes se font tuer comme des machines, lance-t-il. On n’en prend pas. Cela n’avance pas nos affaires. Ce sont des citadelles qu’il faut démolir avec du canon.
Ce ne sera pas Marengo, ni Austerlitz, ni Iéna, ni Friedland, ni Wagram.
Il le devine.
— Nous gagnerons la bataille, dit-il les dents serrées. Les Russes seront écrasés, mais ce ne sera pas une affaire finie.
Il est sombre alors que la journée s’avance. On a tiré une centaine de milliers de coups de canon. Et les Russes résistent toujours.
Les aides de camp de Murat et de Ney répètent avec insistance la demande des maréchaux : il faut faire donner la Garde. Elle brisera le front des Russes, qui s’enfuiront. Puis ce sont les généraux qui harcèlent Napoléon. La Garde ! La Garde !
Il ne tourne même pas la tête.
— Je m’en garderai bien, je ne veux pas la faire démolir dit-il. Je suis sûr de gagner la bataille sans qu’elle y prenne part.
Ils insistent. Que savent-ils de l’ensemble des choses ? Ils voient la bataille au bout de leur sabre. Moi, je dois saisir l’ensemble .
— Et s’il y a une autre bataille demain, avec quoi la livrerai-je ? dit-il.
Est-ce qu’ils savent que, comme je l’avais craint, la cavalerie russe et les cosaques d’Ouvarov et de Platov ont effectué une diversion sur nos arrières, attaqué les bagages de la division qui a donné l’assaut à Borodino ?
Puis-je prendre le risque d’être tourné, enveloppé ?
Il faut vaincre sans la Garde .
Mais la Grande Redoute résiste. Il aperçoit les canons français qui, installés sur les Trois-Flèches enfin conquises, bombardent la Grande Redoute qui ne cède pas.
Le maréchal Lefebvre, près de lui, de son propre chef, donne l’ordre à la Garde d’avancer.
Un instant, il se laisse aller.
— Avancez, foutus couillons ! crie-t-il.
Puis, aussitôt, il arrête le mouvement.
On gagne une bataille la tête froide, en ne cédant pas à une impulsion.
La Grande Redoute tombe enfin.
Napoléon s’avance, rejoint les premiers rangs des tirailleurs qui progressent sur la route de Moscou. Les Russes se replient en bon ordre. Ils tiennent encore une redoute et un petit ouvrage qui couvre la route.
Napoléon donne l’ordre à l’escorte de rester en arrière. Il est avec la première ligne. Les balles sifflent.
Pourquoi ne pas mourir, comme les quarante-sept généraux et la centaine de colonels qui sont tombés ?
Les ravins, les
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