[Napoléon 4] L'immortel de Sainte-Hélène
talus sont recouverts par des milliers de morts mêlés. Combien ? Cinquante, soixante mille ? Il a l’habitude de cette comptabilité macabre. Il lui suffit de voir des fossés remplis de cadavres que les détrousseurs n’ont pas encore pu dépouiller de leur uniforme pour qu’il estime que trois sur quatre de ces hommes tombés sont des Russes. Et combien de blessés ? Trente, quarante mille ? Jamais bataille n’a coûté aussi cher.
Il ne fera pas donner l’assaut aux derniers retranchements russes.
— L’affaire est finie, murmure-t-il.
La nuit tombe. Il regarde les masses russes s’éloigner en bon ordre. Malgré les boulets qui tombent, elles reforment leurs rangs.
Qu’on intensifie le feu, commande-t-il.
— Ils en veulent encore ? Qu’on leur en donne !
Il a gagné la bataille. Il est sur les bords de la Moskova, sur la route qui conduit par Mojaïsk à Moscou. Mais il n’a pas détruit l’armée russe, et la bataille de la Moskova ressemble davantage à Eylau qu’à Friedland.
Cimetière de dizaines de milliers d’hommes !
Il rentre lentement à son bivouac.
Les cris, les hurlements des blessés montent de toutes parts. Les silhouettes courbées des détrousseurs vont et viennent comme des charognards. Bientôt, les cadavres seront nus.
Comment dormir ?
Il faut poursuivre Koutousov, entrer dans Moscou. Et là, enfin, ce gage pris, obtenir la paix .
Maintenant il faut écrire, pour que l’on sache que la victoire est mienne .
« Ma bonne amie,
« Je t’écris sur le champ de bataille de Borodino. J’ai battu hier les Russes, toute leur armée forte de cent vingt mille hommes y était. La bataille a été chaude : à deux heures la victoire était à nous. Je leur ai fait plusieurs milliers de prisonniers et pris soixante pièces de canon. Leur perte se peut évaluer à trente mille hommes. J’ai eu bien des tués et des blessés… Je n’ai de ma personne pas du tout été exposé. Ma santé est bonne, le temps un peu frais. Adieu, ma bonne amie, tout à toi
« Ton Nap. »
Il relit. Il sait ce que sont la Cour et l’entourage. On murmure, on tente de surprendre une émotion de l’Impératrice. Puis le mal se répand. Il ne doit écrire que ce qu’il faut qu’on sache, qu’on croie. Et qui sait, d’ailleurs, si l’une de ces lettres ne sera pas prise par un parti de cosaques, et transmise ensuite à Pétersbourg et à Londres ?
Il doit aussi penser à cela. La guerre, les victoires sont affaires d’opinion. Koutousov peut écrire à son empereur qu’il a remporté la bataille. Le général Bennigsen n’a-t-il pas fait cela après Eylau ? Et le poison s’est diffusé en Europe.
Il faut par avance combattre ce mensonge qui détruirait les effets de la bataille.
Il dicte une lettre pour l’empereur d’Autriche.
« Monsieur mon Frère et très cher Beau-Père, je m’empresse d’annoncer à Votre Majesté impériale l’heureuse issue de la bataille de la Moskova, qui a eu lieu le 7 septembre au village de Borodino. Sachant l’intérêt personnel que Votre Majesté veut bien me porter, j’ai cru devoir lui annoncer moi-même ce mémorable événement et le bon état de ma santé. J’évalue la perte de l’ennemi à quarante ou cinquante mille hommes ; il avait de cent vingt mille à cent trente mille hommes en bataille. J’ai perdu huit à dix mille tués ou blessés. J’ai pris soixante pièces de canon et fait un grand nombre de prisonniers. »
Il s’arrête de dicter. Il y a si peu de prisonniers au contraire ! Les Russes se sont fait tuer plutôt que de se rendre. Sur la route de Mojaïsk, les aides de camp de Murat, qui est à l’avant-garde, rapportent qu’on ne rejoint que quelques traînards, que l’ennemi n’a pas abandonné une seule charrette, et que dans Mojaïsk l’infanterie et la cavalerie russes continuent de résister.
Mais on ne peut dire cela.
Il sort de sa tente. Il va parcourir le champ de bataille. Il dit aux officiers qui l’entourent :
— La bataille de la Moskova est l’action de guerre la plus glorieuse, la plus difficile et la plus honorable pour les Gaulois, dont l’histoire ancienne et moderne fasse mention.
Il ne ment pas. Il a vu les fantassins charger, baïonnettes croisées, sans tirer un coup de feu sous la mitraille. On dit que Bagration a crié en les apercevant et avant de mourir : « Bravo, bravo ! »
Il monte à cheval, il ajoute :
— L’armée russe
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