[Napoléon 4] L'immortel de Sainte-Hélène
d’Austerlitz n’aurait pas perdu la bataille de la Moskova.
Mais ces cadavres russes qu’il aperçoit entassés les uns sur les autres, dans les ravins, autour des redoutes, sur le plateau, sont ceux d’hommes qui se sont battus avec acharnement. Bien battus.
Il passe lentement parmi les troupes qui bivouaquent sur le champ de bataille et retournent la terre pour enterrer les morts.
On l’acclame. Il descend de cheval. Il faut qu’il parle à ces hommes-là.
— Intrépides héros, c’est à vous que la gloire est due ! lance-t-il.
Il s’approche d’un groupe d’hommes, les questionne.
— Où est votre régiment ?
— Il est là, répond un vieil officier.
— Je vous demande où est votre régiment. Il faut le rejoindre, répète Napoléon.
Tout à coup, il comprend. Ces quelques dizaines d’hommes sont tout ce qui reste d’un régiment. Les centaines de manquants sont ces corps couchés dans les fossés, sur les remparts de leur redoute.
Il ressent tout à coup une douleur au flanc. Il tousse. Sa voix s’affaiblit puis se voile.
— La paix est à Moscou, dit-il en forçant sa voix. Quand les grands seigneurs russes nous verront maîtres de leur capitale, ils y regarderont à deux fois. Si je donnais la liberté aux paysans, c’en serait fait de toutes ces grandes fortunes. La bataille ouvrira les yeux à mon frère Alexandre, et la prise de Moscou à son Sénat.
Sa voix s’éteint. Il ne peut plus se faire entendre.
D’un geste, il indique qu’il faut prendre la route de Mojaïsk vers Moscou.
Le froid commence à être vif, la nuit humide. Il se sent fébrile, mais il faut atteindre Mojaïsk.
La maison où il pénètre sur la place de la petite ville désertée par ses habitants, mais qui n’a pas été brûlée, est ouverte au vent, portes arrachées. Les fourriers ont bourré les poêles.
Il fait chaud. Il s’essaie à dicter. En vain. Pas un son ne sort de sa gorge.
Il s’assied, donne un violent coup de poing sur la table. On lui apporte des feuilles et de l’encre, et il commence à écrire, déchirant les pages en petits carrés de papier sur lesquels il trace quelques lignes si vite que Berthier, Méneval, les aides de camp s’efforcent de les déchiffrer.
Mais il frappe à nouveau sur la table. Il a déjà écrit plusieurs billets. Croit-on qu’il va cesser d’agir parce qu’il ne peut plus parler ? Va-t-il soumettre son destin à une extinction de voix ? Tant qu’il sera vivant, il essaiera de mettre sa marque à l’Histoire.
Il écrit, plus lentement, un mot à Marie-Louise. Il ne lui parlera que de ce qui peut la toucher.
Le reste ? Ces deux ponts que je veux faire lancer sur la Moskova, ces chiffres précis que je demande, établissant les pertes, ces vivres que je veux qu’on rassemble, mes questions sur l’armée de Koutousov, défendra-t-il Moscou ou bien se retirera-t-il plus loin dans ce gouffre sans fond des terres russes, et Alexandre signera-t-il la paix si je suis au Kremlin ? Tout cela qui m’obsède, comment en faire part à qui que ce soit ? Et qu’entendrait Marie-Louise ?
« Mon amie, écrit-il, j’ai reçu ta lettre du 24. Le petit roi, après ce que tu me dis, est bien méchant. J’ai reçu son portrait la veille de la Moskova. Je l’ai fait voir, toute l’armée l’a trouvé admirable, c’est un chef-d’oeuvre. Je suis fort enrhumé d’avoir pris la pluie à deux heures du matin pour visiter nos postes, mais j’espère en être quitte demain. Du reste, ma santé est fort bonne. Tu peux donner si tu le veux les entrées au prince de Bénévent et à Rémusat, il n’y a pas d’inconvénient. Adieu, mon amie, tout à toi.
« Nap. »
Il va mieux. Il peut parler, même si chaque mot prononcé irrite sa gorge. Mais a-t-il envie de parler ?
Il écoute les rapports des aides de camp. Pourquoi Koutousov ou Alexandre ne font-ils aucune proposition d’armistice ou de paix ? Pourquoi ces Russes continuent-ils de reculer, en ordre, sans songer à défendre Moscou ? Voudraient-ils abandonner après Smolensk leur autre ville sainte, cette troisième Rome ?
À dix heures du matin, le dimanche 14 septembre 1812, il chevauche à côté de la Garde, qui gravit d’un pas lent une colline. Il voit les soldats qui s’arrêtent. Il approche de la crête. C’est le mont des Oiseaux. Tout à coup, des cris : « Moscou ! Moscou ! Moscou ! »
Il fait beau. Le soleil l’éblouit d’abord. Puis il
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