[Napoléon 4] L'immortel de Sainte-Hélène
la ration du simple soldat, dit-il.
Il a un rictus de mépris.
— Les souverains d’Europe m’appelaient leur frère. L’empereur d’Autriche était mon beau-père, murmure-t-il. Or, on ne me donne aucune nouvelle de mon fils. On laisse polluer en moi le caractère sacré de la souveraineté ! Je suis entré vainqueur dans leurs capitales ; si j’y eusse apporté les mêmes sentiments, que seraient-ils devenus ?
On se lève de table. Mme Montholon passe dans ce qu’on appelle le salon. Elle va jouer au piano et chanter quelques airs. Il faut que le temps passe, que la nuit soit le plus largement entamée. Il fait taire de la main les bavardages, les querelles qui commencent.
Ils se haïssent entre eux, déjà. Ils jalousent Las Cases parce qu’il reçoit la plupart de mes confidences, que je lui dicte l’essentiel de mes réflexions. Et Gourgaud est envieux de tous .
— Vous m’avez suivi pour m’être agréable, dites-vous ? lui lance Napoléon. Soyez frères ! Autrement, vous ne m’êtes qu’importuns ! Vous voulez me rendre heureux ? Soyez frères ! Autrement, vous n’êtes qu’un supplice ! Je veux que chacun ici soit animé de mon esprit. Je veux que chacun soit heureux autour de moi.
Bertrand ergote, discute le propos.
— Aux Tuileries, vous ne m’auriez pas dit ça !
Ne rien admettre qui m’abaisse. Même s’il s’agit de la maladresse d’un proche. Ne pas laisser entamer une seule ligne de résistance. Tout repousser. N’être surpris par rien. S’attendre au pire .
— Pauvre et triste humanité, dit-il en sortant de la pièce. L’homme n’est pas plus à l’abri sur la pointe d’un rocher que sous les lambris d’un palais ! Il est le même partout ! L’homme est toujours l’homme !
Il s’arrête sur le seuil de sa chambre. Il voit, placés sur un guéridon, le portrait de Marie-Louise et celui de son fils que Marchand a disposés, tentant de reconstituer un décor familier.
On me prive de mon fils .
Il ne veut pas penser à Marie-Louise.
Il dit à mi-voix :
— Il faudrait que les hommes soient bien scélérats pour l’être autant que je le suppose.
Une nuit de moins. Un navire de la Compagnie des Indes a apporté les gazettes du Cap. Les journaux annoncent l’exécution de La Bédoyère, puis l’assassinat de Brune par les royalistes en Avignon.
Horreur. Injustice.
— La Bédoyère était éminemment français, murmure Napoléon. Noble, chevaleresque.
Tant d’hommes sont morts pour moi, pour la France que j’incarnais .
— J’ai plutôt été abandonné que trahi, dit-il. Il y a eu plus de faiblesse autour de moi que de perfidie ; c’est le reniement de saint Pierre, le repentir et les larmes peuvent être à la porte. À côté de cela, qui, dans l’Histoire, eut plus de partisans et d’amis ? Qui fut plus populaire et plus aimé ? Qui, jamais, a laissé des regrets plus ardents et plus vifs ?…
Il repense à La Bédoyère.
— Non, la nature humaine pouvait se montrer plus laide, et moi plus à plaindre !
Tous ces sacrifices, ces actions, cette gloire, mon destin m’imposent ici de faire face. De résister comme ces carrés de la Garde, au milieu desquels, à Waterloo, j’ai reculé, sans que la mort veuille de moi .
Il sort avec Las Cases. Il croise un vieil esclave. On l’interroge. Il a été arraché à sa famille, déporté ici. Il travaille avec des gestes lents, nobles.
Napoléon écoute ses réponses que traduit Las Cases, puis s’éloigne à pas lents.
— Ce que c’est pourtant que cette pauvre machine humaine, dit-il. Pas une enveloppe qui se ressemble, pas un intérieur qui se diffère, et c’est pour se refuser à cette vérité qu’on commet tant de fautes. Cet homme avait sa famille, ses jouissances, sa propre vie. Et l’on a commis un horrible forfait en venant le faire mourir ici sous les poids de l’esclavage !
Il s’arrête de marcher, regarde Las Cases. Pas de complaisance pour soi. Il ne parle pas de lui. Il n’est pas esclave, jamais il ne le sera.
— J’ai été gâté, il faut en convenir, précise-t-il ; j’ai toujours commandé ; dès mon entrée dans la vie, je me suis trouvé nanti de la puissance, je n’ai plus reconnu ni maître ni lois. Mon cher, il ne saurait donc y avoir ici, avec cet esclave, le moindre rapport. On ne nous a point soumis à des souffrances corporelles, et l’eût-on tenté, nous avons une âme à tromper nos tyrans.
Il prend le
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