[Napoléon 4] L'immortel de Sainte-Hélène
minutes à table.
— Les affaires nourrissent, murmure-t-il. Le mécontentement rassasie, et cet abbé m’a fâché.
Il reçoit les ministres polonais.
Que sont donc ces hommes qui se plaignent sans fin ? Qu’est-ce que ces lamentations ?
Ils semblent s’inquiéter pour moi, envisagent les dangers que je cours !
— Le repos n’est fait que pour les rois fainéants, dit-il en plaisantant. La fatigue me fait du bien.
Quant à son armée, qu’ils ne se soucient pas d’elle ! Avant trois mois, il aura une armée aussi nombreuse que celle avec laquelle il est entré en campagne. Les arsenaux sont pleins et, de retour à Paris, il fera entendre raison à Berlin et Vienne, si ces capitales s’avisent de remuer.
— Je pèse plus sur mon trône aux Tuileries qu’à la tête de mon armée.
Le traîneau est attelé. Qu’on parte, qu’on traverse ce morceau de Prusse, qu’on rejoigne le Rhin, la France !
La nuit est tombée, plus dense qu’elle n’a jamais été. Le froid et le vent pénètrent partout, dans le sac de peau d’ours, sous les pelisses que Caulaincourt a achetées à Varsovie. Napoléon s’emporte. Il peste contre de Pradt, contre les Polonais, contre la politique tortueuse de la Prusse. Il écoute la plaidoirie de Caulaincourt pour les uns et les autres.
— Vous voyez les choses comme un jeune homme, vous ne comprenez pas, vous n’entendez rien aux affaires.
Et, à voix basse, il ajoute :
— Du sublime au ridicule, il n’y a qu’un pas, et c’est la postérité qui juge.
Il somnole quelques minutes mais le froid est trop vif. Il faut soliloquer, débattre, penser à haute voix.
— On se trompe, commence-t-il, je ne suis pas ambitieux. Les veilles, les fatigues, la guerre ne sont plus de mon âge. J’aime plus que personne mon lit et le repos, mais je veux finir mon ouvrage. Dans ce monde, il n’y a que deux alternatives, commander ou obéir. La conduite tenue par tous les cabinets envers la France m’a prouvé qu’elle ne pouvait compter que sur sa puissance, par conséquent sur sa force. J’ai donc été forcé de la rendre puissante, d’entretenir de grandes armées.
Il s’inquiète, brusquement. On est entré en Silésie prussienne, il faut traverser à bride abattue. Tout à coup, un choc. Un brancard du traîneau est cassé. On doit s’arrêter à Kutno.
Une petite foule entoure le traîneau, que rejoint un second traîneau dans lequel ont pris place Constant et Duroc. Le sous-préfet s’approche, s’incline. C’est plaisant d’être ainsi reconnu, au fond de la nuit et de l’Europe, de lire dans les yeux de la femme et de la belle-soeur du préfet, deux jolies Polonaises, l’admiration et l’enthousiasme, le bonheur même. Il faudrait avoir le temps de les regarder, de les séduire, mais il faut dicter des lettres à Maret alors que les doigts de Caulaincourt sont paralysés par le froid, et quand j’essaie d’écrire, je ne peux tracer que des signes incompréhensibles tant mes doigts sont gourds, maladroits .
On repart. C’est déjà le vendredi 11 décembre 1812. Il houspille Caulaincourt. Quand donc rejoindra-t-on Posen, quand disposera-t-on des dépêches de Paris ?
Puis il se calme.
— Je me fais plus méchant que je ne suis, dit-il, parce que j’ai remarqué que les Français sont toujours prêts à vous manger dans la main.
Il rit.
— C’est le sérieux qui leur manque, et par conséquent ce qui leur en impose le plus. On me croit sévère, même dur. Tant mieux. Cela me dispense de l’être. Ma fermeté passe pour de l’insensibilité. Comme c’est à cette opinion qu’on doit en partie l’ordre qui règne, je ne m’en plains pas !
Il frotte la joue de Caulaincourt de la pointe de son gant.
— Allez, Caulaincourt, je suis homme. J’ai aussi, quoi qu’en disent certaines personnes, des entrailles, un coeur, mais c’est un coeur de souverain. Je ne m’apitoie pas sur les larmes d’une duchesse, mais je suis touché des maux des peuples. Je les veux heureux et les Français le seront. L’aisance sera partout si je vis dix ans.
Vivra-t-il ? Il va entrer dans sa quarante-quatrième année. Il ne ressent plus cette fatigue, ces malaises, ces rhumes qui l’ont épuisé du temps de la bataille de la Moskova. Il se sent vigoureux, heureux malgré le froid. Il va vers Paris, vers Marie-Louise et son fils.
Il a envie de parler d’eux. Marie-Louise est douce, bonne, dit-il. Une Allemande,
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