Néron
ténèbres dont chacun savait à Rome qu’elle possédait l’art des poisons, sachant mélanger le venin des serpents au suc des champignons. On l’apercevait dans les forêts rôdant à leur recherche.
Quand j’ai vu Locuste pénétrer dans la chambre d’Agrippine, j’ai su que la mort allait enfoncer ses serres dans la nuque de Crispus Passienus.
On l’a trouvé quelques jours plus tard, son visage livide plongé dans une vasque où, sans doute, l’estomac et la gorge en feu, il avait voulu boire.
Par testament, il avait légué tous ses biens à Lucius Domitius, le fils d’Agrippine.
Elle fit incinérer le corps de Crispus Passienus et disperser ses cendres par ses esclaves sans même assister aux cérémonies rituelles.
Je l’ai entendue rire avec son fils. Je les ai vus s’avancer vers moi, se tenant par la main, sautillant presque, m’ordonnant de les suivre au cirque que l’empereur avait fait construire et où il allait offrir un spectacle de chasse : un escadron de prétoriens à cheval que dirigeait leur tribun serait lancé à la poursuite de fauves d’Afrique qu’ils devaient mettre à mort.
Je me suis tenu debout dans la tribune réservée aux invités de l’empereur.
Après les prétoriens vinrent les cavaliers thessaliens qui pourchassaient des taureaux sauvages dont la fureur faisait fumer les naseaux. Ils éventraient les montures puis s’acharnaient sur les cavaliers qui tentaient, après les avoir harcelés et épuisés, de les terrasser en leur empoignant les cornes.
J’ai songé aux taureaux de la fresque peinte dans la villa d’Agrippine. Elle était femme comme les déesses qui chevauchaient, nues, les animaux noirs, mais elle était aussi virile que ceux-ci.
Elle était double, comme son fils.
Je l’ai vue s’approcher de Claude, commencer à caresser celui qui était son oncle, jouant de sa qualité de nièce pour s’asseoir sur ses genoux, lui frôler l’oreille de ses lèvres. Que lui chuchotait-elle ?
Claude sortait de sa torpeur, renversait la tête en arrière comme un gros chat qui veut qu’on lui gratte la gorge et le ventre. Ce que faisait Agrippine avant de se dérober et de pousser son fils vers l’empereur.
J’imaginais qu’elle devait lui rappeler que Lucius était descendant de César et d’Auguste, qu’il était orphelin de père, qu’elle veillait à ce qu’il reçût une éducation dispensée par des maîtres grecs et égyptiens afin de faire de lui un homme capable de servir l’Empire.
Elle se penchait de nouveau. Elle s’accrochait au cou de l’empereur Claude, son corps encore jeune se frottant à cette masse de chair grisâtre.
Elle ne cachait plus son impatience.
— Je suis la seule digne d’être l’épouse de l’empereur, répétait-elle en allant et venant dans sa villa, me prenant à témoin.
Elle convoquait Pallas l’affranchi, ce surintendant gavé de richesses par Claude qui lui avait, en outre, accordé les insignes de préteur et de questeur. C’était un homme corpulent au visage exprimant la morgue et la vanité d’un esclave devenu l’un des hommes les plus fortunés et les plus influents de Rome.
— Pallas, Pallas…, commençait-elle en s’avançant vers lui, bras ouverts. Tu sais qui je suis, et voici mon fils, petits-fils de Germanicus, qui fut frère d’empereur. En nous coule le sang des plus illustres romains. Pallas, Pallas…
Elle saisissait le poignet de Pallas, le serrait.
— Que valent ces femmes que Narcisse, Calliste, Evode veulent marier à l’empereur ?
Elle baissait la voix. Pallas, reprenait-elle, devait savoir qu’elle ne l’accepterait pas.
Ces mots valaient promesse des coups de glaive qu’elle n’hésiterait pas à porter, des poisons qu’elle ne manquerait pas de verser.
L’un de ces soirs-là, alors qu’on commençait dans Rome à murmurer qu’elle allait épouser Claude, elle m’avait dit que les dieux punissaient les unions incestueuses, or le mariage d’un oncle et de sa nièce n’était-il pas l’une d’elles ?
— La mort peut être une grande alliée, Serenus. Qui ne la craint ? Il faut donc qu’elle soit avec toi si tu veux vaincre. Mais elle ne donne son appui qu’à ceux qui ne la craignent pas, et je ne la crains pas, Serenus.
Elle avait joint les mains devant son visage.
— Elle est donc ma meilleure alliée. Je vaincrai.
Pallas et le consul Vitellius le pensaient. Ils usaient de tout leur pouvoir pour qu’Agrippine devînt
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