Néron
le préfet du prétoire dont les fonctions consistaient aussi à présider l’assemblée qui approuvait la nomination de l’empereur, rivalisait avec Senèque de flagornerie.
Mais ce que j’acceptais d’un soldat qui devait tout à Agrippine, je l’admettais plus difficilement du philosophe. On murmurait certes que Sénèque était avide de richesses, qu’il prêtait à usure en Bretagne, possédait des domaines en Italie, en Espagne, en Égypte, des vignobles en pays sabin. Qu’il était le plus célèbre des avocats et orateurs de Rome, et qu’il faisait payer cher ses plaidoiries.
Mais il était pour moi le maître qui me parlait de l’immortalité de l’âme et qui, dans la solitude de son parc, me confiait qu’il avait longuement confronté ses croyances avec celles de Philon, le Juif d’Alexandrie, sensible à la religion de Moïse et même à celle de ce Christos, Juif crucifié en Judée et dont les adeptes étaient persécutés à la fois par les Juifs et par les Romains.
Et cependant, de Jérusalem à Tarse et jusqu’ici, à Rome, la secte de Christos gagnait en influence parmi les plus humbles, peut-être parce qu’elle affirmait l’égalité et l’immortalité des âmes.
J’interrompais Sénèque, l’interrogeais.
Comment pouvait-il, lui qui observait le monde en homme libre, applaudir avec tant d’élan Néron et le flatter comme le plus courtisan des amants d’Agrippine, à l’instar de Pallas, cet affranchi qu’on couvrait de dignités et de sesterces parce qu’il demandait au Sénat de réduire à la condition d’esclave toute femme qui aurait eu des relations avec un esclave, mais de la laisser libre si le maître de l’esclave avait été averti et avait autorisé cette liaison ?
N’était-il qu’un Pallas, qu’un Burrus, ou l’un de ces avocats qui, pour plaire et flatter Néron, lui demandait de rendre la justice – il était le prince de la Jeunesse et déjà consul désigné – dans les affaires les plus prestigieuses qu’ils avaient à défendre ?
Sénèque haussait les épaules.
— Néron sera empereur, et je te l’ai dit, Serenus : le sage accepte le choix des hommes et des dieux.
Puis, après un instant de silence, le visage levé, semblant scruter le ciel, une moue gonflant ses lèvres et exprimant l’incertitude, il ajoutait d’une voix quelque peu hésitante :
— Néron me surprend. Il écoute. Il apprend. Il n’a pas besoin de nomenclator pour lui rappeler le nom des citoyens qu’il rencontre. Il se souvient de tout et de tous.
Sénèque se tournait vers moi et ajoutait :
— Il a retenu mes leçons. L’as-tu entendu plaider ?
Néron avait, en grec, défendu le droit des Rhodiens à la liberté et obtenu gain de cause. En invoquant avec éloquence les origines troyennes de Rome, et même en rappelant qu’Énée, roi de Troie, était l’ancêtre de la famille de César, il avait fait exempter les Troyens de toute charge publique. Et en latin, dans une langue aussi belle que celle de Cicéron, il avait fait accorder à Bologne, détruite par un incendie, un don de dix millions de sesterces.
— Voilà Néron, concluait Sénèque. Et comme les hommes ne peuvent choisir un empereur que parmi les hommes, je choisis Néron.
Il ajoutait que le temps n’était pas encore venu, que le plus sage était d’attendre que les dieux appelassent Claude auprès d’eux.
— Agrippine les y aidera, ai-je murmuré.
Sénèque s’est écarté de moi.
— Serenus, a-t-il dit, prononcer certains mots, c’est comme s’ouvrir les veines. Le sage ne le fait qu’en choisissant le moment, et en pleine conscience. Ne laisse pas ta bouche décider de ta vie et de ta mort sans que tu l’aies pensé et voulu.
— La bouche de Néron tue, ai-je répondu.
Néron venait d’accabler sa tante Lepida chez qui il avait été recueilli, enfant, après la mort de son père. Mais Agrippine ne voulait plus que survécussent des témoins de sa vie d’autrefois. Alors elle avait dénoncé Lepida, sans réussir pour autant à obtenir des témoignages contre cette femme intègre.
Puis Néron s’était avancé, les yeux baissés, parlant si bas, comme pour une confession, que les sénateurs avaient dû pencher la tête pour ne pas laisser perdre un seul des mots qu’il prononçait.
Il avait témoigné que sa tante Lepida, alors qu’il séjournait chez elle, avait profité de sa jeunesse et l’avait mêlé à des accouplements pervers et
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