Néron
réputé de son vignoble de Sabine, que bientôt l’empereur Claude connaîtrait le même sort.
Certains énuméraient les prodiges, ces présages qui annonçaient des temps troublés. Des oiseaux de mauvaise augure s’étaient posés sur le Capitole. La terre avait tremblé plusieurs fois et des immeubles, ces insulae de cinq ou six étages, s’étaient effondrés, ensevelissant leurs locataires.
Malgré les distributions de grain décidées par Agrippine et effectuées par Néron, la plèbe avait faim. Était-il vrai que la ville n’avait plus dans ses entrepôts que pour quinze jours de vivres ? Il fallait craindre des émeutes, des révoltes.
L’empereur lui-même, sur le forum, avait été bousculé, assailli par une foule qui, poussant des cris hostiles, l’avait entraîné de force. Les prétoriens avaient eu du mal à se frayer un passage jusqu’à lui et à le libérer.
— Je l’ai vu hagard, le corps tremblant. L’homme a survécu, mais l’empereur est mort, dit Sénèque à mi-voix, puis plus fort afin que tous entendissent. Les dieux préviennent toujours les hommes de ce qu’ils préparent. Mais qui prête attention à leurs avertissements ?
Sénèque avait entendu sur le forum des voix qui scandaient le nom de Néron, l’acclamaient, l’appelaient à débarrasser Rome du vieil empereur boiteux. Il fallait que le fils d’Agrippine vînt illuminer l’Empire de sa jeunesse, de son talent et de sa beauté.
Qui pouvait croire que ces cris étaient spontanés ? Pas un mouvement de foule à Rome, pas une voix sur le forum, pas un vote dans les urnes pour élire un questeur ou un consul qui n’eût un prix, qu’il ne fallût acheter.
Si l’on avait insulté Claude et applaudi Néron, c’est qu’Agrippine ou ceux qui la servaient – Pallas, peut-être même Sénèque, je devais l’admettre, et Burrus, le commandant des cohortes prétoriennes, devenu préfet du prétoire, magistrat influent, client d’Agrippine – avaient distribué leurs pièces, deniers et sesterces parmi la plèbe. Et les brandons qu’ils avaient ainsi lancés dans la foule avaient suffi à déclencher l’incendie qui avait menacé l’empereur.
Rome était donc prête à accepter la mort de Claude et le succès de Néron. Alors, pourquoi Agrippine aurait-elle dissimulé plus longtemps ses intentions ? Mais il lui fallait encore s’assurer que les légions, dans les provinces, ne s’insurgeraient pas et rallieraient le nouvel empereur.
Cela prendrait quelques mois, le temps de laisser la réputation de Néron s’établir, sa virilité s’affirmer.
Car Agrippine veillait à ce qu’il n’ignorât rien des plaisirs et des vices. Elle ouvrait les portes de la chambre de son fils pour que s’y glissent chaque nuit des femmes expertes et des puellae, ces jeunes filles qu’on achetait pour quelques centaines de sesterces et dont le corps était aussi ferme, aussi frais qu’un fruit arraché encore un peu vert à l’arbre.
Parmi ces visiteurs de la nuit se faufilaient aussi des pueri, ces adolescents dont la verge était fermée par un anneau et qu’on avait gardés, comme de jeunes animaux de prix, loin de tout contact avec un homme ou une femme. C’est Agrippine elle-même qui se rendait dans le quartier de Velabre pour les choisir afin que son fils sache tout ce que l’on peut faire d’un corps. Elle était son initiatrice. Elle entrait elle aussi dans sa chambre, se mêlait aux jeux comme la plus rouée de toutes les femmes. Par là elle renforçait encore son pouvoir sur son fils.
Néron n’était pour elle qu’une marionnette comme celle que les montreurs grecs faisaient danser sur la scène des petits théâtres ambulants qu’ils installaient non loin du forum et qui attiraient la foule. À suivre le spectacle – un Africain affrontait un lion, un Gaulois combattait un Romain, et les dieux descendaient de l’Olympe –, on pouvait croire que ces mannequins faits d’étoffes bigarrées, le visage en terre cuite, agissaient seuls, alors qu’accroupis, cachés, deux ou trois montreurs les animaient.
Personne n’était vraiment dupe, et même les jeunes enfants ne s’y trompaient pas.
De même, qui eût pu croire qu’Agrippine ne se cachait pas derrière un paravent afin de pousser Néron et de régner en son nom ? Il me suffisait de la voir entrer en char au Capitole, honneur et privilège réservés aux prêtres et aux personnages sacrées, pour savoir et mesurer son
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