Néron
sénateurs, des proconsuls qui séjournent pour quelques semaines à Rome avant de regagner leurs provinces. Il y a aussi des pueri et des puellae pour les invités qui veulent jouir de tous leurs sens, et pas seulement de la bouche.
Les plats apportés par des esclaves orientaux défilent.
Néron dévore avec avidité.
Il aspire bruyamment les huîtres. Il savoure ces boleti, champignons succulents qui fondent dans la bouche. Il arrache la chair du turbot, ou l’énorme croupion d’une tourterelle, jaune de graisse onctueuse. Il aime le sanglier, les viandes faisandées.
Il rote. Il pisse. Il pète.
Puis, après une rasade de vin, il choisit parmi les desserts, ces amoncellements d’abricots fourrés au miel, ces monticules de dattes, ces pommes et ces poires juteuses enrobées de sucre, ces gâteaux aux amandes.
On sert dans de petits flacons ou dans des jarres les vins fins de Spolète ou de Sabine.
Néron commence à osciller, ivre.
Sa tunique dorée colle à son torse couvert de sueur. Il plisse à demi les paupières pour mieux voir, plaque une émeraude devant son œil droit pour accroître sa vision de myope. Et tout à coup il vomit.
Je me lève, m’éloigne de quelques pas. Je m’adosse à une colonne. Les odeurs de banquet me donnent la nausée.
Je ne supporte pas ce fumet de garum, condiment fait de saumure, de sang, d’abats, d’entrailles, d’œufs et de poisson, que Sénèque appelle une « exquise pourriture ». Mais lui, elle ne le gêne pas.
D’ailleurs, qu’est-ce qui peut incommoder et troubler Sénèque ?
Je le regarde.
Il est assis auprès de Néron, le visage impassible, comme s’il ne sentait pas, ne voyait pas, n’entendait pas ce Néron qui s’est redressé, recommence à boire, entonne une chanson, attire d’un geste un jeune homme et une jeune fille, plutôt des enfants d’à peine une douzaine d’années, les invite à venir se glisser contre lui, à frotter leurs corps lisses contre son torse d’adolescent déjà potelé.
Mais Sénèque ne détourne pas la tête.
Peut-être est-il capable de méditer, à cette table, au livre qu’il a commencé d’écrire et dont il me parle souvent, dans lequel il prône la « tranquillité de l’âme » ?
Comment réussit-il à vivre près de Néron et à garder sa pensée libre ?
Moi, j’étouffe. Il me semble que tout Rome pue.
Je reste dans la pénombre cependant que les esclaves éclairent la pièce et la table avec des torches, posent des lampes au milieu des plats, font surgir de l’obscurité ces corps à demi allongés dont les jambes et les mains se mêlent et se croisent.
Sénèque est penché sur Néron.
Est-il possible qu’il soit sensible à sa beauté, attiré par ses yeux bleus et sa jeunesse ?
À moins que, comme il me l’a dit, il ne voie d’abord en lui le fils d’Apollon, celui que les dieux et les hommes vont hisser à la magistrature suprême.
Ce n’est pas le corps de Néron qui l’attire, mais le pouvoir qui s’incarnera bientôt en lui.
Agrippine s’est approchée.
Chaque nuit, elle vient ainsi rôder autour de son fils afin de connaître les résultats de sa chasse.
Elle écarte brutalement les jeunes gens enlacés à Néron. Elle prend place à son côté. Il se penche vers elle comme ferait un amant. Les invités se lèvent et s’éloignent en silence. Sénèque passe près de moi, m’entraîne.
— Octavie, murmure-t-il, pauvre épouse, petite proie. Agrippine la dévorera, et, si elle ne le fait pas, Néron s’en chargera.
Il s’arrête.
Rome est recouverte par la brume de l’aube. Déjà des odeurs fétides montent des ruelles encombrées par les charrois. Certains transportent le marbre de Ligurie pour les constructions que Claude a décidé d’entreprendre, les autres le grain et les récoltes des vergers et des champs pour les entrepôts.
On entend déjà les hennissements, les braiments, les aboiements et, les dominant, les mugissements rauques des taureaux.
— Ils vont égorger l’un d’eux, murmure Sénèque, et quelqu’un sera accroupi dans la fosse creusée en dessous pour que le sang l’asperge, lui transmette la virilité de la bête. Mais qui peut changer l’ordre du monde, l’inéluctable mouvement des choses et des vies ? Seuls les âmes et les dieux sont immortels. Même les déesses, Mithra ou Cybèle, ne peuvent raidir une verge lorsqu’elle n’est plus qu’un bout de chair flasque.
Il sourit et
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