Néron
craindre notre mort ?
— Je crains la souffrance.
Il s’éloigne, se retourne :
— Choisis ta mort, me dit-il, et tu seras seul maître de tes souffrances.
14
Les souffrances qui déformèrent le visage et pourrirent sur pied le corps de l’empereur Claude, il n’en fut pas le maître, mais l’esclave.
J’ai su qu’il en serait ainsi lorsque j’ai vu Locuste, l’empoisonneuse, ses voiles noirs cachant son visage, pénétrer dans la chambre d’Agrippine et n’en ressortir que tard dans la nuit, regardant autour d’elle comme si elle avait craint qu’on ne lui arrachât cette bourse qu’elle pressait sur sa poitrine, tentant de la dissimuler sous les pans de sa tunique, mais elle était trop ventrue pour y parvenir.
C’était le salaire du crime, de ce meurtre de l’empereur que lui-même devinait proche puisqu’il allait répétant : « Je suis arrivé au terme de ma vie. » Il ne désignait plus de magistrats, comme s’il avait été persuadé qu’il ne les verrait pas entrer en fonction et qu’un autre empereur en choisirait à leur place de nouveaux.
Je m’étonnais d’une telle attitude alors qu’il paraissait continuer de préparer le châtiment d’Agrippine, celui de Néron, et qu’il voyait chaque jour Britannicus comme pour signifier à tous que son fils de sang était son seul et légitime héritier.
Mais je lisais dans son regard, le plus souvent vague et voilé, qu’il se savait vaincu, qu’il ne luttait que pour ne pas décevoir Narcisse et Nelus, ne pas se laisser chasser et abattre sans esquisser le moindre geste de résistance. Mais, tout à coup, alors qu’il paraissait plein de détermination, son bégaiement rendait ses propos incompréhensibles, ridicules. Il n’en subsistait que ces quelques mots : « au terme de ma vie ». Et je percevais le découragement, le désespoir de Narcisse, de Nelus et de tous ceux dont le sort était lié à celui de l’empereur, la mort de Claude étant l’annonce de la leur propre.
L’empereur mourut le 14 octobre après une agonie de trois jours.
J’ai été le témoin de tous ces événements.
J’ai vu, le soir du dîner au palais impérial, l’empereur se pencher sur les plats de cèpes frits que les esclaves venaient de déposer devant lui. C’était l’un de ses mets favoris. Les champignons étaient dorés, charnus. Holatus, l’eunuque, le goûteur, prit l’un d’eux, mordit le cèpe à pleines dents et fit un signe de tête. Un esclave fit glisser plusieurs champignons dans l’assiette de l’empereur.
Agrippine se trouvait à l’autre bout de la table. Son visage, que j’avais vu si crispé les derniers jours, était souriant, paisible.
J’ai pensé que l’empoisonneuse, Locuste, avait dû réserver ses mixtures pour une autre circonstance. Cependant, les yeux d’Agrippine étaient d’une fixité inquiétante. Son regard ne quittait pas la bouche de l’empereur qui, avec voracité, avalait de gros morceaux de cèpe en grognant de plaisir.
Holatus avait disparu.
Peut-être avait-il été soudoyé par Agrippine ? Peut-être avait-il choisi l’un des champignons que l’empoisonneuse n’avait pas imbibés de poison ? Elle avait dû préparer un venin qui ne modifiait pas le goût du cèpe et dont l’action serait lente en sorte que l’agonie puisse être déclarée naturelle, alors qu’un effet foudroyant eût révélé le crime.
J’ai entendu la voix de Claude, un peu étouffée, hésitante, réclamer du vin de Spolète. Les esclaves ont apporté une vasque. Il m’a semblé qu’elle était emplie de sang. Claude a penché la tête. Il aimait boire ainsi à même la vasque, les narines frôlant et humant le vin. Mais, brusquement, il s’est rejeté en arrière, sa main gauche étreignant son cou comme s’il voulait en faire jaillir quelque chose qui l’étouffait.
Il a sous doute voulu crier, mais il n’a pu que râler avant de basculer de côté.
Tous les convives se sont levés, la tête tournée vers Agrippine qui, debout elle aussi, invoquait les dieux protecteurs, puis se dirigeait vers Claude, s’agenouillait, lui soutenant la tête à deux mains.
— Il vit, il vit ! cria-t-elle d’une voix aiguë, frémissante, comme si elle exhortait les dieux à retenir son mari sur le bord du grand gouffre.
Des prêtres sont arrivés, convoqués par Agrippine. Ils ont commencé à psalmodier, formant des vœux pour que l’empereur, l’égal d’Auguste,
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