Néron
Sénèque. Britannicus est populaire. Il émeut. Il a de nombreux partisans qui restent tapis dans l’ombre, mais qui surgiront et emboîteront le pas à Agrippine. Il faut…
Il s’interrompit, n’osant en dire davantage.
On m’a rapporté que Locuste, l’empoisonneuse aux voiles noirs, est entrée au palais, ce soir-là, et qu’elle y a été longuement reçue par Néron.
18
J’ai su que Locuste avait hésité à donner la mort, comme si elle avait craint de frapper celui qui n’était encore qu’un enfant dépossédé, humilié et même souillé.
Car ces jours-là, en février, alors qu’elle préparait ses poisons, j’ai appris que Néron avait même abusé plusieurs fois du jeune corps de Britannicus, le possédant, le pénétrant, son avant-bras lui écrasant la nuque, pesant de son bas-ventre gras sur les reins et les fesses maigres de son jeune frère adoptif ; la souillure qu’il imposait au sang de Britannicus était aussi la marque infamante de l’inceste.
Et maintenant, à la veille du quatorzième anniversaire de ce frère cadet, alors qu’on achevait la confection de sa toge virile, Néron s’emportait, menaçant de mort Locuste et le tribun Julius Pollio, commandant d’une cohorte prétorienne, tous deux chargés de tuer ce tendre rival.
Locuste devait préparer le poison, Julius Pollio, qui assurait la garde de Britannicus, le lui administrer.
Ils l’avaient fait. Mais Locuste avait tant cherché à dissimuler son crime, terrifiée à l’idée de commettre un sacrilège, de violer la lex Julia qui condamnait au supplice les coupables d’empoisonnement, que la dose qu’elle avait préparée s’était révélée trop faible. Et Britannicus, le corps recroquevillé, secoué par les spasmes d’une violente diarrhée, avait survécu, le teint à peine flétri par le poison.
— La mort pour toi, Locuste ! avait crié Néron.
Il l’avait convoquée une nouvelle fois.
Elle avait dû préparer ses mixtures sous l’œil de l’empereur, les faire cuire et recuire, éprouver leur effet sur un chevreau. Mais l’animal avait mis plus de cinq heures à mourir.
— Je veux un poison qui tue aussi rapidement qu’un coup de poignard ! avait martelé Néron, marchant autour du foyer devant lequel s’affairait Locuste.
Elle expliqua qu’elle avait cherché un poison dont l’effet, au contraire, fut aussi lent qu’une maladie qui s’insinue peu à peu, afin que personne ne pût soupçonner qu’un venin avait été instillé dans le corps de Britannicus.
Néron s’était précipité sur elle, la frappant au visage, puis à coups de pied sur tout le corps.
— Un poison qui tue comme un poignard ! avait-il réitéré. Fais ce que j’exige, et va-t’en !
Locuste avait agité ses fioles, mélangé ses poisons. On avait choisi un porc pour les essayer. Julius Pollio avait lui-même tenu les pattes du goret qui s’était débattu quand Locuste lui avait administré sa mixture. À peine l’eut-il avalée qu’il se raidit, s’effondra, une bave rose bouillonnant à son groin.
De la pointe du pied Néron frappa l’animal inerte puis se tourna vers Locuste.
— S’il crève comme ce cochon, tu bénéficieras pour toujours de l’impunité. Tu recevras plus que tu ne peux imaginer, et tu seras libre de poursuivre ton art. Car c’est un art, Locuste, que de savoir donner la mort !
Elle s’était inclinée et avait quitté la chambre de Néron, silhouette noire que l’ombre avala.
C’est le lendemain que Britannicus est mort, le jour du banquet précédant la cérémonie de remise de sa toge virile, au moment où il aurait enfin échappé à l’enfance et aurait pu s’opposer en homme à Néron. Mais il était encore pour quelques heures un enfant, placé dans ce banquet à la table des enfants.
Il portait comme tous les convives une couronne de fleurs. Sa sœur Octavie était allongée près d’Agrippine, et Néron trônait, le corps lascif, étendu sur des tapis rouges, le coude appuyé à une table basse, le menton reposant sur sa paume, son visage poupin éclairé par une expression mutine, joueuse. Souvent il levait la main gauche pour demander aux musiciens et aux danseurs de reprendre un air, une figure qui lui avaient plu.
Mais j’ai vu, crevant ce masque ludique, les yeux fixes, comme deux pointes bleues transperçant Britannicus.
Une esclave apporte un plat rempli d’une soupe brûlante. Le goûteur de Britannicus en
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