Néron
du parc de sa villa. Tout en marchant, il se tourna à plusieurs reprises vers moi comme s’il était tenté de me parler, mais, se ravisant, chaque fois il se tut.
Ce n’est qu’à l’instant où nous nous apprêtions à rentrer dans le vestibule de la villa qu’il me saisit le bras et me dit :
— On ne peut juger les actes d’un homme qu’en les rapportant aux principes qui les inspirent. Si les principes sont justes, l’acte, quel qu’il soit, est légitime et nécessaire. Ainsi, n’oublie jamais, Serenus, que l’Empire ne se partage pas !
CINQUIÈME PARTIE
19
Je crus à ce que m’avait dit Sénèque.
Il logeait désormais au palais impérial et je lui rendais visite presque quotidiennement à la tombée de la nuit.
Les torches, les lampes à huile, les grands candélabres réussissaient à peine à contenir l’obscurité qui se répandait dans les couloirs, s’accumulait dans les angles des salles immenses, enveloppant statues et colonnes de voiles noirs.
Il me semblait parfois que dans la pénombre passait Locuste, tenant serrées ses fioles contre sa poitrine.
À cette heure, Sénèque était seul dans sa bibliothèque. Penché sur sa table, les mains et le papyrus éclairés, le visage caché par l’ombre, il écrivait.
Il m’accueillait avec amitié, me lisait des passages de ce traité De la clémence qu’il rédigeait pour lui-même, mais aussi pour les sénateurs afin de tenter de les convaincre que Néron, conseillé par un philosophe comme lui et par Burrus, était bien l’« astre qui se lève », le « jeune héros », le « nouvel Apollon », l’« âme de l’Empire », qui allait assurer la paix et un bon gouvernement.
J’écoutais.
Sénèque revenait sur la mort de Britannicus.
— Il est juste, il est clément, il est sage d’éviter au prix d’une seule mort le sacrifice d’innombrables vies humaines, me répétait-il comme s’il devinait que, presque malgré moi, je doutais encore.
De fait, je voulais croire Sénèque, j’avais le sentiment qu’il était parvenu à me convaincre que la mort de Britannicus allait être bénéfique à Rome, puisqu’elle avait évité le risque de partage – donc de guerre civile – entre frères rivaux.
Mais je connaissais Néron.
La nuit, c’est avec encore plus de frénésie et presque de la rage qu’il chassait dans les rues de Rome. Il s’habillait en esclave. Il entrait dans les lupanars et les cabarets. La troupe de gladiateurs qui l’accompagnait et le protégeait pillait les marchandises exposées, malmenait les passants ou les marchands qui osaient résister.
Le bruit s’étant répandu que cet esclave violeur et voleur n’était autre que l’empereur, des chevaliers et même des sénateurs, voire de jeunes nobles, se firent passer pour lui, agissant comme lui, et les bandes ainsi se multiplièrent.
Rome, la nuit, offrait le spectacle d’une ville prise d’assaut.
Je racontais ces faits à Sénèque. Il restait impassible. Je m’emportais.
Savait-il qu’un sénateur, Julius Montanus, qui avait vivement repoussé dans une ruelle l’attaque d’une bande dont il ne pouvait savoir qu’elle était conduite par Néron, puis qui, l’ayant reconnu, s’était excusé, avait été contraint de se tuer sous prétexte que ses excuses constituaient autant de reproches ?
Aussi les couples n’osaient-ils plus sortir de nuit dans Rome, craignant d’être attaqués, les femmes violées, les hommes battus et dépouillés.
Était-ce cela, le « bon gouvernement » ?
Était-ce là le comportement d’un fils d’Apollon, d’un empereur censé être l’« âme » du genre humain, puisque, selon Sénèque, l’Univers était dirigé par une âme dont l’empereur était l’incarnation, les hommes, ces animaux rebelles, devant lui obéir comme le corps entier est serviteur de l’esprit ?
Sénèque me répondait à mots comptés.
Il rédigeait ce traité De la clémence, qu’il dédiait à Néron, pour que ce livre lui fit office de miroir et le conduisît ainsi à se maîtriser, à atteindre de la sorte à la volonté la plus grande qui soit au monde : être un empereur juste.
Et, d’ailleurs, les mesures prises en accord avec le Sénat – la construction d’un quai entre le port d’Ostie et Rome pour faciliter le déchargement et l’acheminement du blé, les distributions de grain et de sesterces aux citoyens, le refus de laisser
Weitere Kostenlose Bücher