Néron
avale une gorgée, puis, d’un signe, invite l’esclave à présenter le plat à son maître.
Britannicus effleure des lèvres le liquide, puis grimace, secouant la tête, incapable d’avaler un mets aussi chaud.
L’esclave verse aussitôt dans le plat de l’eau froide, puis le présente à nouveau à Britannicus qui en déglutit plusieurs gorgées. Tout à coup, un spasme semble lui étirer le cou. Il rejette la tête en arrière, son corps se raidit, une bave rose couvre le bas de son visage.
On crie, certains invités se lèvent, s’enfuient. Les visages d’Agrippine et d’Octavie se sont vidés de leur sang. Blancs et figés par l’effroi, leurs traits paraissent creusés dans le marbre des stèles funéraires. L’une et l’autre ont deviné qu’on a voulu éviter que le goûteur meure avec son maître, révélant ainsi le crime.
Le stratagème choisi a permis de ne frapper que Britannicus.
Il gît au milieu des tables, les autres enfants ayant tous quitté le banquet. Mais la plupart des invités sont restés à leur place, regardant Néron qui n’a pas bougé, le visage radieux.
D’un geste de la main accompagné d’un seul mot : « Épilepsie », il a laissé entendre que Britannicus était souvent victime de ce « haut mal », qu’il allait revenir à lui.
Il s’est tourné vers les joueurs de cithare et, d’un mouvement du menton, leur a demandé de recommencer à jouer.
Les danseurs ont de nouveau occupé la scène et le banquet s’est poursuivit cependant que des esclaves soulèvent et emportent le corps déjà rigide de Britannicus.
La même nuit vit à la fois la mort de Britannicus et son bûcher.
Je suis de ceux, une poignée, qui ont assisté à ses funérailles.
Je me suis penché sur le visage du fils légitime de Claude avant que les maquilleurs ne recouvrent de poudre blanche ses joues et son front dont le teint grisâtre dénonçait l’empoisonnement.
Mais, au champ de Mars où l’on avait entassé le bois pour incinérer le corps, une pluie torrentielle s’est abattue, lavant le visage du mort, faisant réapparaître cette peau striée, presque noire, et c’était comme si le corps de Britannicus hurlait par tous ses pores qu’on l’avait assassiné.
Qui en doutait d’ailleurs parmi les sénateurs, les chevaliers, les magistrats, tous ceux qui étaient avertis des rivalités et conjurations qui déchiraient Rome ?
Mais aucun de ceux-là ne songeait à dénoncer le crime, à s’offusquer de ces funérailles brusquées, dissimulées au cœur de la nuit, sous l’orage. Ces bourrasques qui battaient les visages, flagellaient les corps étaient signe de la colère divine face au crime maquillé.
Le lendemain, sous le ciel redevenu d’un bleu immaculé, Néron invoquait la mort de Britannicus pour demander aux pères de la Patrie de se rassembler autour de lui. Ils devaient lui apporter leur soutien, puisqu’il était le dernier représentant de cette lignée sacrée née de César et d’Auguste, l’empereur du genre humain.
Je n’ai pas interrompu Sénèque quand il a prétendu que c’était bien le « haut mal » qui avait emporté Britannicus et que Néron était donc innocent.
Par suite, lui, Sénèque, ne pouvait être complice d’un crime qui n’avait pas eu lieu.
Cependant, je savais – comme tout Rome l’avait appris – que Néron avait fait don à Sénèque de certaines des villas et de domaines ayant appartenu à Britannicus. Et mon maître, le philosophe stoïcien, l’homme qui m’avait enseigné qu’il fallait « toujours vouloir la même chose et toujours refuser la même chose », vouloir le bien de l’homme et refuser le mal, était ainsi devenu, par l’effet d’un crime, l’un des plus riches Romains !
Mais il continuait de se nourrir de quelques figues, d’oignons, d’olives et d’eau, refusant le faste, humble et frugal au milieu de son immense richesse.
J’avais donc à son égard des sentiments contradictoires d’estime, d’admiration et de déception mêlées.
Mais j’étais persuadé qu’il n’était pas mû, dans ses choix, par de sordides raisons. Le gain venait par surcroît mais n’était pas le mobile. Ce qui le guidait, c’était d’œuvrer pour le bien de Rome, la grandeur et la gloire de l’Empire, l’efficacité du gouvernement du genre humain.
Quelques jours après la mort de Britannicus, Sénèque m’entraîna dans une longue promenade au long des allées
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