Néron
va l’intérêt de Rome.
Puis il m’a pris par l’épaule.
— Mais peut-être est-il trop tard, Serenus.
25
Déjà je ne reconnaissais plus Rome.
J’avançais au long des ruelles défoncées par les chariots chargés d’énormes blocs de marbre. Néron avait entrepris d’agrandir son palais, de faire construire des gymnases, des écoles pour les citharèdes et les acteurs, d’autres pour les gladiateurs. Il avait élargi les pistes des cirques, augmenté la hauteur des gradins de l’amphithéâtre du champ de Mars et entamé la construction d’un gigantesque temple dédié à Apollon, le dieu dont il prétendait, tel un roi d’Égypte, être le fils.
Chaque jour je mesurais la transformation de la ville.
Il était bien tard, en effet, selon l’expression de Sénèque, pour empêcher Néron d’aller jusqu’au bout de ses passions.
D’ailleurs la population de la ville lui semblait tout entière acquise. Elle acceptait que les chariots traversent les quartiers dans la journée et non plus seulement de nuit, selon l’ancienne règle. Chaque jour, j’étais témoin d’accidents quand un chariot versait ou qu’un de ces blocs de marbre, en basculant, de ses arêtes tranchantes entaillait un corps, coupait un membre, sectionnait une vie.
Il y avait quelques murmures, mais les prétoriens dispersaient la foule avec la pointe de leur glaive, et les Germains de la garde impériale la repoussaient avec le poitrail de leurs chevaux.
Et les charrois recommençaient d’avancer.
Je les suivais. Je pénétrais dans les quartiers du Velabre ou de la vallée du Vatican. Néron avait ordonné la destruction de certaines insulae en chassant les locataires des cinq ou six étages. Une poussière ocre montait des gravats, collait à la peau, cependant que des nuées d’esclaves aplanissaient le sol, entreprenaient d’élever les murs de ces écoles où rêvaient déjà d’entrer les jeunes Romains dont l’ambition n’était plus de servir dans les légions, aux frontières de l’Empire, afin d’y acquérir la gloire, mais de paraître sur scène aux côtés de Néron et d’attirer son attention et celle des spectateurs.
Chacun, dans cette ville qui se transformait, recherchait la jouissance, le succès facile, les acclamations, les récompenses.
Les jeux se succédaient.
Après les juvénales, Sénèque m’apprit que le 13 octobre allaient débuter des jeux quinquennaux, imités des jeux grecs, comportant ce que Néron avait décidé d’appeler des « joutes néroniennes », où rivaliseraient musiciens, gymnastes et conducteurs de chars.
Lui-même hésitait à paraître, voulant, disait-il, n’être considéré que comme un quelconque concurrent.
J’ai entendu les flagorneurs lui assurer qu’il en serait ainsi s’il l’ordonnait, mais que c’était folie puisqu’il était l’égal d’un dieu, le plus grand des chanteurs, le plus sensible des citharèdes, le plus agile des poètes et le plus expérimenté, le plus valeureux des conducteurs de quadrige.
Il souriait, baissant les yeux, comme s’il avait été gêné par ces éloges et que sa modestie eût dû en souffrir.
Puis il se redressait : « Allons, disait-il, allons assister aux jeux néroniens, et peut-être y concourir. »
J’ai vu le cortège impérial s’ébranler. J’en ai fait partie.
L’empereur s’avançait, jouant de la lyre. La foule s’enthousiasmait et l’acclamait. Il était le fils d’Apollon, le nouveau Dionysos, celui qui offrait à Rome le blé et le plaisir. Celui qui contraignait les riches familles sénatoriales à descendre comme les simples citoyens dans l’arène, à concourir.
Celui qui avait exigé que les jurés soient de rang consulaire. Les jeux devenaient ainsi, sous la conduite d’un empereur Apollon, l’un des moments principaux du culte impérial et de la politique de Néron.
Je me suis mêlé aux Augustiani qui entouraient l’empereur et rythmaient la marche par leurs applaudissements.
Derrière eux venaient près de cinq mille plébéiens, les néroniens, divisés en factions, chacune chargée d’accompagner par des bourdonnements, des cris, des bruits de tuiles ou de tessons le chant, les accords de lyre de l’empereur. Les chefs de chaque faction touchaient quatre cent mille sesterces, et chaque plébéien recevait sa copieuse part de récompense.
Pourquoi, dès lors, risquer sa vie sous les armes ?
L’empereur lui-même ne triomphait
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