Néron
pas sur le champ de bataille, mais sur scène.
J’ai vu ainsi Néron recevoir la couronne du vainqueur au terme du concours d’éloquence alors même qu’il n’avait pas participé à la compétition. Mais il était le fils du dieu Apollon, le dieu incarné, et donc le meilleur d’entre les meilleurs.
Dans ce cortège qui accompagnait Néron, non loin de ces Augustiani et de ces plébéiens chargés de l’acclamer, j’ai aperçu Sénèque. Il faisait partie du petit groupe qui se tenait à quelques pas de l’empereur. J’ai reconnu là Burrus, le poète Lucain, neveu de Sénèque, d’autres encore parmi les familiers du palais.
J’ai observé Sénèque à l’instant où la foule entraînée par les Augustiani et les néroniens applaudissait Néron qui, le front ceint de sa couronne, s’avançait vers elle. Le visage du philosophe exprimait une attention intense, bouche serrée, regard fixe, menton un peu levé. Devant ce spectacle d’un Néron ovationné comme un histrion, Sénèque ne paraissait en rien surpris ni désapprobateur. Au contraire, il ressemblait à un ordonnateur qui voit se dérouler ce qu’il a conçu.
J’ai alors compris qu’il n’avait pas voulu m’avouer que non seulement il acceptait les changements voulus par Néron, mais qu’il les approuvait, qu’il les avait suggérés, même.
Peut-être lui, qui était partisan de la paix aux frontières, de la clémence à l’intérieur de l’Empire, voulait-il asseoir le pouvoir du nouvel empereur sur le plaisir, les jeux, la jouissance.
Puisque l’empereur n’était plus un chef de guerre ni un prince sanguinaire, il fallait qu’il fut aimé, vénéré comme le dieu du Plaisir, le dieu de la Jeunesse, le fils d’Apollon.
Mais alors, était-il encore un empereur romain ?
Néron avait exigé que, durant ces jeux quinquennaux, ces joutes néroniennes qu’il inaugurait, chaque participant fut vêtu à la grecque et non plus à la romaine.
D’ailleurs, les rues de la ville étaient pleines de Grecs, d’Égyptiens, d’Orientaux, de Juifs, et on entendait plus souvent parler grec que latin. On disait que l’empereur allait devenir un roi d’Orient, une sorte de pharaon ou de monarque grec. Lorsque j’ai fait part à Sénèque de ces réflexions, il ne les a pas contestées.
Comme à l’habitude, nous déambulions dans le parc de sa villa. Il me rappela qu’Auguste lui-même avait honoré Apollon. Alors, pourquoi pas Néron, qui était son descendant ? Et pouvais-je oublier que la famille de César avait des origines troyennes, qu’elle ne les celait pas mais les proclamait ? Que les jeux, les courses de chars avaient été pratiqués depuis la plus glorieuse Antiquité en Grèce, exaltés par les philosophes, et que les rois et les généraux les plus illustres – et Auguste lui-même – n’avaient pas dédaigné d’y participer ?
Sénèque était-il sincère ?
Cette stratégie politique qu’il mettait en œuvre le comblait-elle ? Ou bien, faute de pouvoir remonter le courant de ce fleuve, faute de pouvoir réfréner les passions de l’empereur, feignait-il de les organiser et, avec érudition et habileté, avançait-il opportunément les arguments pour les justifier, les excuser ?
Mais, à Rome, quelques-uns s’indignaient.
J’ai écouté les critiques du sénateur Thrasea Paetus.
D’un ricanement, Sénèque avait tenté de le déconsidérer. Thrasea n’avait-il pas lui-même, à Padoue, chanté sur scène pour s’y faire acclamer ? Quelles leçons de vertu romaine pouvait-il donc donner ?
J’ai été pourtant attentif aux propos de Thrasea et de quelques autres. Rome, disaient-ils, était devenue une grande taverne grecque, un lupanar égyptien. Il était indigne d’un empereur du genre humain d’interpréter sur scène des rôles infamants. Ne s’était-il pas grimé en femme, offert à de vigoureux gladiateurs ?
Il parcourait les rues de Rome, la nuit, entouré d’une bande de voleurs et d’assassins. Il humiliait sa femme Octavie, une fille d’empereur.
Et toute la jeunesse romaine l’imitait. Elle s’habillait à la grecque. Elle se livrait à la débauche, aux amours honteuses. Elle avait renoncé aux vertus et aux mœurs traditionnelles.
Les adeptes des religions venues d’Orient étaient de plus en plus nombreux. Les disciples de Christos qui refusaient les sacrifices en l’honneur de l’empereur se multipliaient non seulement parmi les esclaves, mais
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