Néron
l’aube.
Il était à demi allongé sur une sorte d’estrade. Des marches couvertes de tapis permettaient d’y accéder. Sur chacune d’elles se tenaient les invités de l’empereur, les plus proches à seulement un degré de lui, les plus éloignés, dont j’étais, relégués dans la pénombre, presque contre les cloisons de cette grande salle qu’éclairaient des torches, des lampes à huile et de hauts candélabres.
Néron appuyait son coude gauche à une table basse surchargée de flacons de vin, de vasques remplies de fruits, de plats couverts de beignets, d’abricots fourrés au miel, de pommes et de poires enrobées de sucre.
Il soutenait son visage de sa main. Il croisait les jambes et sa tunique entrouverte laissait apparaître des cuisses grasses sur des mollets maigres. D’un geste, parfois, il conviait une jeune esclave à s’agenouiller à ses pieds. Elle lui soignait les ongles, le massait, ses mains disparaissant sous la tunique, montant haut vers le bas-ventre, et Néron, les yeux mi-clos, laissait aller sa tête en arrière.
Mais de la main droite il demandait que la conversation continuât. Des poètes improvisaient des vers qu’ils se lançaient les uns aux autres comme autant de défis, et lorsqu’un mot touchait juste Néron riait, se redressait, frappait la table de sa paume droite, offrait une récompense dont la disproportion surprenait parfois l’assistance. Celle-ci restait un instant saisie et Néron gloussait, invitait le bénéficiaire à s’avancer, à s’installer sur la marche la plus proche de l’estrade.
Puis les concours d’éloquence, de versification et de chant reprenaient, parfois interrompus par une nuée de jeunes esclaves nus, les vierges à peine différentes des éphèbes qui, comme elles, étaient entièrement épilés, la verge coincée entre les cuisses, et c’était l’un des plaisirs des invités que de les comparer, une fois libérées.
Sur son estrade, Néron donnait l’exemple, le corps presque entièrement caché par ceux des jeunes esclaves qui s’étaient couchés tout autour de lui, attendant ses ordres, s’offrant. Et il hésitait, boudeur, blasé, puis amusé, las tout à coup, renvoyant cette volée de corps et invitant les philosophes, parmi ses invités, à débattre entre eux, pour lui, car il tenait aussi à assister à une joute philosophique. Et Sénèque, qui me paraissait si décati parmi cette foule des jeunes gens aux cheveux longs, aux ongles et aux paupières teints, qui rivalisaient entre eux pour séduire Néron, lançait une phrase.
— Affirme ta propriété sur toi-même et le temps qui jusqu’à présent t’était enlevé ou soutiré, ou qui t’échappait, ressaisis-le, ménage-le !
Néron écoutait avec attention, feignant quelques instants le respect pour son vieux maître, puis, brusquement, il se tournait vers Sporus, l’un de ses jeunes affranchis, et l’attirait à lui.
Sporus ressemblait à Poppée, la maîtresse officielle, qui participait souvent à ces soirées mais se contentait de caresser les cheveux de Néron, de lui chuchoter quelques mots comme si elle voulait l’inciter à aller plus loin encore dans la débauche, la controverse ou la joute poétique.
C’était Sénèque qui me conviait à ces soirées. Néron suggérait à ses invités de se présenter accompagnés de jeunes gens beaux et talentueux. Je n’étais ni l’un ni l’autre, mais je restais dans l’obscurité, là où se pressaient les Augustiani et les néroniens, les prétoriens et les gladiateurs dont l’empereur souhaitait la présence.
Ils applaudissaient. Ils surveillaient l’assistance et, quand la soirée devenait orgie, ils offraient leurs corps musclés aux invités.
Ils n’écoutaient guère Sénèque qui répondait à un contradicteur d’une phrase ciselée dont il me semblait que j’étais le seul à saisir la résonance tragique.
Le philosophe énonçait d’une voix qu’il voulait enjouée :
— Accepter volontairement les ordres du destin, c’est échapper à ce que notre esclavage a de plus pénible : devoir faire ce qu’on préférerait ne pas faire.
Le silence s’établissait un instant, puis Néron demandait à Sporus de se coucher près de lui, et l’affranchi, dans un mouvement alangui, s’exécutait.
J’étais fasciné.
Je savais que Néron avait fait émasculer Sporus, prétendant le métamorphoser ainsi en femme. Il avait même voulu l’épouser, et Sporus,
Weitere Kostenlose Bücher