Néron
enveloppé dans un voile rouge, portant sa dot, avait marché à ses côtés, en tête du cortège nuptial, puis s’était allongé dans sa litière d’épouse d’empereur.
Quelqu’un avait lancé : « Quel bonheur pour l’humanité si Domitius, le père de Néron, avait pris une telle femme plutôt qu’Agrippine ! »
Personne n’eût osé répéter cette plaisanterie dans cette salle du palais alors que Néron s’exhibait, invitait les convives à se vautrer eux aussi dans la débauche, et les plus jeunes, les plus ambitieux s’y livraient avec un entrain joyeux, cependant que l’empereur interpellait Sénèque qui, morose, ne s’abandonnait pas aux esclaves venus le caresser.
— N’est-ce pas toi, Sénèque, qui a dit : « Saisis-toi de toutes les heures ? Rien n’est à nous, seul le temps est nôtre » ? Tu as même ajouté : « Sou-viens-toi : tout ce que nous laissons derrière nous de notre existence, la mort l’aura en sa possession. » Alors, jouis, Sénèque ! Jouis, ton empereur l’ordonne !
J’étais humilié de voir le philosophe s’allonger, boire le vin qu’une esclave lui offrait, se soumettre ainsi à Néron. Lequel, tout à coup, frappant dans ses mains, exigeait que l’on reprît les controverses, qu’on improvisât des vers. Et il se tournait de nouveau vers Sénèque, lui reprochant de ne pas se donner, d’être économe de son savoir, de son talent.
— N’as-tu pas assez reçu, dis-moi, Sénèque ? Que veux-tu que je t’offre, quelles terres ? Tu es plus riche que l’empereur ! Parle donc, tu es sage, tu dois nous faire profiter de ta philosophie !
Sénèque souriait, inclinant la tête avec humilité.
— Je sais qu’il est trop tard pour épargner quand on arrive au fond du tonneau, répondait-il. Et j’y suis parvenu. Ce qui reste de vin, c’est bien peu et c’est la lie.
Néron se récriait, se mettait à chanter en s’accompagnant à la cithare, et les applaudissements crépitaient.
Jusqu’où ses penchants, ses curiosités, ses fantaisies, ses talents, ses perversions, ses vices, l’adulation qu’il suscitait, le conduiraient-ils ?
Son pouvoir ne rencontrait plus guère d’obstacles.
Les sénateurs qui refusaient de paraître sur scène ou de descendre dans l’arène comme l’exigeait Néron, afin, disaient-ils, de préserver la dignité de leur fonction et de marquer leur opposition à ces mœurs grecques et orientales qui empoisonnaient Rome n’étaient qu’une poignée.
Néron ne les condamnait pas à mort, comme je le craignais, mais à l’exil. Sénèque pouvait ainsi louer la clémence impériale et croire qu’il continuait lui-même à influencer son élève.
Mais je le sentais inquiet, amer.
De nouveaux sénateurs avides et ambitieux, dévoués à Néron qui les avait choisis parmi des familles modestes, puis promus, remplaçaient peu à peu les vieux pères de la Patrie qui, comme Thrasea Paetus – et Sénèque malgré tout –, restaient attachés aux vertus romaines, s’indignaient de la place prise par les histrions et par les mœurs nouvelles marquées du goût du plaisir et de la richesse vite acquise par n’importe quel moyen.
Il ne se passait pas de jour que je n’apprisse qu’un jeune noble, un chevalier, un sénateur, un magistrat avait extorqué la fortune d’un homme ou d’une femme vieillissants en s’offrant puis en se faisant coucher sur son testament à titre de légataire. Autant de crimes, de viols perpétrés par ceux qui auraient dû respecter le droit.
Les nouveaux sénateurs – Vitellius, Titus, Nerva, Vespasien, Terpilianus – n’avaient que le souci de s’enrichir et, pour cela, de complaire à Néron.
Vitellius et Nerva l’accompagnaient dans ses aventures nocturnes, participaient à ses viols, même s’il s’agissait de celui d’une prêtresse de la déesse Vesta, l’une de ces vierges qui devaient observer une chasteté totale sous peine d’être enterrées vives ! Que dire alors du sort des épouses ou des vierges rencontrées dans les ruelles, renversées, souillés puis abandonnées ?
Et c’était cet empereur-là que Sénèque espérait encore conseiller, retenir, alors qu’autour de lui les nouveaux sénateurs rivalisaient de bassesse pour recevoir récompenses et pouvoir ! Que pouvaient le vieux Sénèque et le vieux préfet du prétoire, Burrus ?
Chaque jour ils perdaient de l’influence, non seulement au profit des sénateurs les
Weitere Kostenlose Bücher