Néron
l’a instruit.
— La tyrannie fera couler le sang dans les rues de Rome, a lancé Lucain.
— Rien n’est jamais sûr, a répondu Sénèque. Le fauve est dans l’arène, mais peut-être va-t-il s’assoupir. Il ne faut pas le provoquer, mais tenter de l’endormir.
Sénèque s’y est essayé. Il s’est rendu au palais. Il a obtenu une audience de Néron.
Il s’est avancé, humble, plein de reconnaissance.
— Tu as accumulé sur moi tant d’honneurs et de richesses que rien ne manque à ma prospérité, sinon la mesure, a-t-il dit.
À l’entendre il n’était rien avant de se mettre au service de Néron.
— Mais moi, que pouvais-je apporter en face de la munificence, sinon mes études pour ainsi dire grandies dans l’ombre et qui sont devenues célèbres seulement parce que l’on voit que j’ai aidé les premiers pas de ta jeunesse, ce qui est un prix déjà énorme pour ce que j’ai fait. Or toi, tu m’as comblé d’une faveur sans limites et d’argent sans mesure…
J’avais entendu Sénèque répéter ce discours avant sa rencontre avec Néron. Je n’en avais aimé ni les mots ni le ton. Il m’avait répondu qu’il fallait donner au fauve ce qu’il attendait, lui offrir les avantages du crime sans qu’il eût besoin de l’accomplir.
— Et s’il veut jouir de ta mort ? avais-je demandé.
Sénèque avait ouvert et écarté les mains en signe d’impuissance.
— Ce sera l’aveu public qu’il aime à tuer pour tuer. Rares sont ceux qui osent reconnaître ce vice, le plus grand de tous. Écoute, ce que je vais lui proposer, c’est un bel appât.
Il avait changé de visage et de voix, s’inclinant comme s’il avait eu Néron devant lui.
— Sur le chemin de la vie, âgé, a-t-il commencé, et incapable d’assumer même les charges les plus légères, comme je ne puis soutenir plus longtemps le poids de mes richesses, je demande que l’on vienne à mon secours. Ordonne que ma fortune soit administrée par tes procurateurs, qu’elle soit inscrite dans ton patrimoine. Ainsi, je ne serai pas réduit à la pauvreté, mais, une fois que j’aurai abandonné des biens dont l’éclat m’empêche de voir clair, tout le temps qui est consacré à la gestion de mes jardins et de mes villas je le récupérerai pour mon âme…
— Tu lui donnerais tout, Sénèque ?
— Sauf, comme tu l’as dit, le plaisir de me tuer pour me dépouiller. Je lui offre ma capitulation, et ma lâcheté en guise de compensation.
— Tu l’humilies, Sénèque, en lui imposant ton choix. Il n’acceptera pas !
Je ne me suis pas trompé.
Néron a écouté, d’abord immobile, tête baissée, puis de plus en plus impatient, regardant autour de lui, serrant les mâchoires, empoignant les accoudoirs de son trône, mais se maîtrisant, laissant son corps glisser au bord de son siège, jambes étendues, souriant, doucereux, les yeux clos, n’interrompant pas Sénèque, et après un long silence, toussotant, comme s’il cherchait ses mots, le juste ton, disant enfin :
— Mais ton âge est encore vert, Sénèque, tu es capable de traiter les affaires et de jouir de leurs fruits, tandis que nous, nous faisons seulement nos premiers pas dans la carrière impériale. Ne veux-tu pas, si sur quelque point ce que ma jeunesse a encore d’incertain s’écarte du droit chemin, m’y ramener et diriger avec plus de soin ma vigueur à laquelle tu auras donné ton appui ?
Le fauve, griffes rentrées mais la patte lourde, jouait avec Sénèque, éloquent, acteur roué ayant percé à jour les intentions de cet homme qu’il couvrait d’éloges mais qu’il haïssait.
— Si tu rends cet argent, si tu abandonnes ton prince, a-t-il continué, ce ne sera pas de ta modération ni de ton désir de repos, mais bien de mon avidité et de la crainte de ma cruauté que tout le monde parlera. Et si même on loue ton désintéressement, ce n’est pas le fait d’un sage de faire que ce qui perdra la réputation d’un ami lui soit un titre de gloire.
Il s’est levé, s’est dirigé vers Sénèque et l’a serré contre lui et embrassé.
— Je l’ai remercié, a commenté Sénèque.
Puis, encore plus bas :
— J’ai fait ce que j’ai pu, mais Néron aime par trop le sang. Il faut maintenant penser à notre âme.
32
Sénèque a fait fermer les portes de sa villa comme s’il ne voulait pas savoir que sur ordre de Néron le sang avait commencé à couler.
— Il
Weitere Kostenlose Bücher