Nice
De la soupe froide, un morceau
de poche de veau.
— Et les enfants ?
Anna, assise en face de Carlo, commençait à parler, elle
racontait bien, d’une voix lente, Alexandre qui toute la journée était resté
dehors, jouant avec le chien, Mafalda qui n’avait pas bougé, assise là, avec
une poupée.
Pour eux, peut-être ça changerait vraiment. Ils liraient le
journal le matin, sur la Promenade, ils jetteraient du pain aux mouettes. Carlo
s’essuyait la bouche du revers de la main.
— Tu veux les voir ? demandait-elle.
Il avait besoin de les voir.
Quand Anna lui avait annoncé qu’elle était enceinte, à peine
s’il avait hoché la tête. Puisqu’on se marie, il faut que la femme accouche. Et
qu’on la trompe. Il la trompait. Une amie de Rina Oberti, une ouvrière de la
manufacture des Tabacs, qu’il voyait une demi-heure, une ou deux fois par
semaine et à laquelle il donnait quelques francs.
C’était Forzanengo qui avait choisi les prénoms :
Alexandre, un empereur, Mafalda, une princesse du Piémont. Pendant un ou deux
ans, Carlo les avait à peine vus, puis ils avaient commencé à courir vers lui,
maladroits, et il avait peur qu’ils tombent sur le gravier. Il se précipitait,
les saisissant sous les aisselles, les soulevant au-dessus de la tête, et ils
riaient, donnant des coups de pied, criant : « Papa », Carlo les
déposait sur le sol, ils s’accrochaient à ses jambes « encore, encore ! ».
Il les repoussait et puis, comme ils s’éloignaient, reniflant, il les rappelait
comme à regret : « viens », les soulevant à nouveau.
Il avait besoin de les voir. Lui, il était un mortier qui
durcit. Le matin, il lui semblait qu’il avait du mal à déplier ses doigts, prêt
à saisir le manche d’une masse, d’un magao. Il était ce pain rassis qu’on brise
difficilement, qui s’effrite par plaques. Eux, Carlo désirait les mordre et
parfois, prenant Alexandre ou Mafalda, il avançait sa bouche vers leurs doigts,
leurs bras. Ils poussaient un cri, puis ils mettaient le poing sur ses lèvres :
— Mords, papa, mords !
Ils étaient fragiles, souples, il se sentait à leur contact,
moins rigide, comme du pain qu’on trempe. Anna disait :
— Ne les réveille pas !
Les nuits d’été étaient si claires que Carlo les voyait
nettement. Mafalda, brune, les cheveux formant déjà de longues boucles qui lui
encadraient le visage. Elle dormait, couchée sur le dos, les poings fermés, les
bras écartés, sa chemise de nuit relevée jusqu’aux genoux, le pied de la jambe
droite, appuyé au mollet gauche. Carlo n’osait pas la regarder longtemps. Il
s’approchait du lit d’Alexandre cependant qu’Anna couvrait Mafalda. Alexandre
était replié sur lui-même, les genoux proches des coudes, les pouces dans la
bouche. Carlo lentement les éloignait des lèvres, étendait les bras de son
fils. Anna venait, le bordait.
Elle montait dans sa chambre ne se retournant pas. Carlo
sortait dans le jardin, prenait un cigare. La toux de Forzanengo par la fenêtre
ouverte. Des quintes répétées comme le grincement d’une scie dans un arbre.
L’écorce est dure et puis la lame entre, le bois est rongé, humide, pourri.
— Je suis pourri dedans, avait dit Forzanengo. Tu en as
plus pour longtemps à attendre, Revelli.
Il disait cela sans rancune mais son visage se crispait.
— Je serai là jusqu’au bout, tu sais. Tu dois encore
apprendre.
Longtemps Carlo avait souffert de l’autorité de Forzanengo.
— Je te prends, disait-il après les repas à Revelli.
Il repoussait son chapeau sur le sommet du crâne, il
enlevait sa veste, il lançait ses boules annonçant ses coups.
— Pica-resta !
Il frappait de plein fouet la boule de Carlo, la sienne
s’immobilisant à l’emplacement même de la boule qu’elle avait chassée.
— C’est pas encore aujourd’hui, disait-il après avoir
gagné.
Il remettait sa veste.
— Tu es trop jeune, tu es pas de taille, Revelli !
Lui envoyer une de ces boules qu’il laissait à Carlo le soin
de ramasser, la lui lancer en plein visage. L’écarter d’un coup de coude. Carlo
s’était dominé.
Maintenant il acceptait. Le vieux arrivait au bout. Ses
colères finissaient dans la toux. Il avait du mal à monter l’escalier, mais si
sa fille lui tendait le bras, il se tournait vers elle, la main levée, comme
s’il allait la frapper.
Le lundi, alors que Carlo s’apprêtait à partir, il sortit,
Anna derrière lui
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