Nice
fois-ci ». Les soldats du 17 e régiment avaient mis crosse en l’air et refusé d’affronter les paysans.
Mais le 30 juillet 1908, à Villeneuve-Saint-Georges, ils
avaient à nouveau tiré. Habillés de velours à grosse côte, coiffés du large chapeau
mou, la taille prise dans une ceinture de flanelle bleue ou rouge, des ouvriers
du bâtiment, des terrassiers, des maçons, avaient pris les trains à Paris, à la
gare d’Orléans ou de Lyon, ils avaient sauté dans les tramways à Bonolles,
d’autres étaient venus à pied, par groupes de quatre ou cinq marchant au milieu
de la route qui s’en allait droite entre les champs de blé, ils avançaient,
suivis par des dragons, casque à crinière et justaucorps de cuivre brillant, le
général Virvaire réunissait son état-major, au milieu des épis. Les grévistes
du bâtiment se rassemblent sur le remblai du chemin de fer, les dragons montent
à l’assaut, sabre au clair. Coups de feu, le chant de l’internationale qui s’effiloche, cris, galops de chevaux.
— Ils ont tiré, disait Vincente.
— C’est notre Napoléon, dit quelqu’un.
Il tendit à Vincente, que Coco rasait, une petite affichette :
« Clemenceau, le Napoléon des flics. » Vincente tentait de lire sans
bouger la tête : « Réunion ce soir, rue Emmanuel-Philibert, prendront
la parole : Sauvan, Union des syndicats, Karenberg, au nom du Parti
socialiste SFIO, Lambert, Fédération anarchiste. Travailleurs niçois, vous
assisterez tous à ce grand meeting. C’est à vous qu’il appartient de relever le
défi sanglant lancé par le Napoléon des flics, Clemenceau. C’est pourquoi vous
viendrez tous à la réunion affirmer votre solidarité avec vos morts, contre les
assassins. Il sera perçu 0 franc 10 pour les frais. »
Coco essuyait le visage de Vincente avec une serviette
imbibée d’eau tiède :
— Ça va, Revelli ? demandait-il. Et voilà, au
suivant de ces messieurs.
Vincente payait, laissait l’affichette sur le fauteuil,
Coco, la prenant, la tendant à qui voulait s’en saisir.
— Pas de politique ici, on rase tout le monde.
Vincente s’engagea dans la rue de la République. Samedi 5
août, chaleur étouffante, soleil qui semble fixe au mitan de la rue. Devant le
porche du 42, les femmes assises à l’ombre, Millo, l’épicier, en tablier de
toile bleue, qui les interpelle depuis l’autre côté de la rue. Antoine et
Violette qui jouent dans la cour, Lisa dont Vincente entend déjà la voix, elle
crie :
— Louise ! Louise !
Les marches d’ardoise qu’il monte sont usées en leur centre.
Une odeur d’oignons revenus imprègne l’escalier. La voisine sort sur le palier :
— Je croyais que c’était lui, dit-elle. Vous l’avez vu ?
Gancia sortait de chez Coco, allait à la Feniera ou au café
de Turin. Il rentrerait tard cette nuit, beuglant dans la cour, qu’il allait la
tuer « crepar lou ventre », lui crever le ventre, Dieu sait pourquoi.
— Elle en a de la chance, votre femme, soupirait la
voisine.
Vincente sonnait.
— Ça marche toujours, ajoutait-elle, avant de refermer
sa porte.
Dante régulièrement, renouvelait l’eau des accumulateurs de
la sonnerie en attendant qu’on installe enfin l’électricité rue de la République.
Les premiers poteaux étaient apparus sur les bords du Paillon, gagnant peu à
peu, à partir de la rive droite, de l’avenue de la Gare, la rive gauche et les
vieux quartiers. Dante travaillait le samedi et le dimanche. Dans tous les
quartiers de l’ouest, le long de la promenade des Anglais, à Cimiez, à Gairaut,
la fièvre de l’électricité avait pris. Chacun, dès que la compagnie installait
les lignes le long des rues, voulait le courant. La Grande Maison de l’Électricité
n’y suffisait pas. Le dimanche, Dante, avec un ouvrier, travaillait à son
compte. Le soir, il emportait à la maison des bobines de fil, des rouleaux de
toile isolante, des interrupteurs, des prises, petits objets de porcelaine et
de cuivre avec lesquels jouait Violette. Il déposait des brassées de baguettes
de bois à rainures, et avec un mètre pliant, il les mesurait, les sciait à la
longueur, expliquait à Antoine, à sa mère, comment une baguette horizontale
allait venir s’ajuster sur une autre verticale, et le fil à l’intérieur, coudé,
passant dans les rainures.
— Il y a l’aller, et le retour, deux fils, disait-il.
Le samedi soir, il plaçait dans le couloir sa boîte à
outils, les
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