Nice
étiquette au remontoir, remplissait une fiche qu’il
faisait glisser à Vincente, « signez ou faites une croix » et il
montrait l’emplacement de son doigt. Il avait compté trois pièces, reprenant la
fiche, glissant l’argent vers Vincente avec un reçu, regardant déjà la jeune
femme qui poussait Vincente de l’épaule pour prendre sa place devant le
comptoir. Vincente comptait les pièces.
— C’est du cuivre, c’est pas de l’or, si vous voulez la
reprendre.
Déjà il soulevait la montre.
Vincente n’avait plus vu Luigi depuis ce temps-là.
Il entrait au café de Turin. L’odeur de sciure humide et de
tabac, la musique, les voix des garçons, peu de choses avaient changé. Il
semblait à Vincente que Carlo allait s’asseoir à une table, au bord de la scène ;
il s’immobilisa, ces souvenirs comme une crampe, il faudrait marcher et le
muscle se tend. Ils étaient venus tous les trois, ils étaient frères, ils
avaient dans la mémoire les mêmes voix, le père qui dit « mais qu’est-ce
qu’ils veulent, qu’on crève », et la mère « allons, laisse, ils sont
les plus forts ». Ils avaient vu derrière la maison de Mondovi le même
jardin, ils avaient marché sur la même route ; à eux trois, ils
maintenaient serrés comme les branches liées d’un fagot, ce passé, leur vie,
l’enfance, la cuisine de la maison, et le père que les hommes portent et
déposent sur le lit. Le fagot s’était défait. Plus personne jamais ne pourrait
dire ce qu’ils étaient, eux cinq, autour de la table, quand la mère posait le
plat de faïence, la polenta fumante, dure, la cuillère de bois y tenant droite.
Plus personne ne pourrait rassembler les branches.
La voix de Luigi :
— Je t’attends sous les arcades, devant la poste.
Quand Vincente le rejoignit, Luigi était appuyé à une
colonne, allumant une cigarette, en offrant une à Vincente qui refusait, qui le
regardait. Il avait peu changé, peut-être maigri, une perle piquée dans sa
cravate. Il regardait Vincente, le visage baissé, les yeux levés, si peu de
chose change que c’était le même visage, le même regard qu’il y a des années
chez les Merani, quand Luigi s’asseyait à la cuisine, mangeait avidement, et
plus loin encore, c’était l’enfant à Mondovi, que la mère prenait contre elle,
qui pleurait, qui tendait la main en direction de ses frères, pour les accuser,
se plaindre.
— Il faut que tu m’aides, dit Luigi, je peux pas
autrement.
Dante lui ressemblait-il ? Le front, les cheveux
peut-être. Et il ressemblait aussi à Carlo, à Lisa. Elle s’inquiétait. Louise
avait dû rentrer avec le sac de charbon, Antoine et Violette qu’elle avait
appelés, s’étaient assis et Lisa disait « ne mangez pas encore le pain,
attendez ». Dante se lavait dans la cour, et Lisa passait sur le balcon,
l’appelait pour qu’il monte. Un autre passé déjà rassemblé autour de Vincente,
en chacun de ses enfants, une autre famille.
— Écoute-moi, dit Vincente, il y a Lisa, les enfants.
— C’est rien, dit Luigi, mais pour moi c’est beaucoup.
Vincente secouait la tête.
— Je veux même pas savoir.
Luigi écrasa la cigarette contre la colonne.
— Moi, je vais te dire.
Vincente s’éloignait, Luigi marchant près de lui, plus
petit.
— Mais pourquoi tu es venu, alors, tu pouvais rester
chez toi, qu’est-ce que tu es venu foutre alors ?
Cela s’était donc fait sans même qu’ils le sachent. Ils
étaient allés chacun de leur côté, branches qui s’écartent. Ce passé commun, un
autre le recouvrait et il fallait choisir. Luigi saisit le bras de Vincente.
C’était entre Mondovi et Nice qu’il prenait ainsi son bras, quand Carlo devant
eux, avançait sans se retourner sur la route, que Luigi s’accrochait à sa
manche. Quand la voiture du docteur Merani s’était arrêtée. Ils l’avaient
laissé monter seul, ils s’étaient séparés de lui.
— Tu veux pas m’aider.
Luigi forçait Vincente à s’immobiliser.
— Je peux pas.
— Tu peux, dit Luigi, je te jure tu peux, c’est la
seule fois et c’est rien.
Quand il pleurait, la mère le serrait contre elle et elle
disait « qu’ils viennent maintenant ».
— Tu es mon frère, dit Luigi, si je peux pas à toi,
alors !
— Qu’est-ce que tu veux, dit Vincente.
— Rien, dit Luigi, rien.
Sa voix bondissait, joyeuse tout à coup et cela faisait à
Vincente du bien et du mal. À qui prenait-il s’il
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