Nice
mieux que moi, cette
réception de Poincaré à Cronstadt, cet apparat, ils sont enfermés, la réalité
humaine leur échappe.
Karenberg écoutait, parlait d’Isvolsky, l’ambassadeur de
Russie à Paris, un ancien ministre des Affaires étrangères qu’il avait connu
alors qu’il n’était qu’un étudiant.
— … servile et arrogant, expliquait-il à Jaurès, pas un
titre de noblesse, rien, alors le goût du pouvoir, être plus prince que les
princes.
Jaurès se levait à nouveau, allait à la fenêtre, regardait
le Rhin.
— Par moments, disait-il, je suis persuadé que
l’Histoire avance par le mauvais côté, que nous n’arriverons pas à maîtriser
ces intérêts, ces passions, en un mot, cet archaïsme, car, Karenberg, les
Balkans, la Turquie, l’empire des Habsbourg, c’est une couronne d’archaïsmes
autour d’une tête qui raisonne de façon barbare, la Russie, et c’est cela qui
nous menace. Si nous et les Allemands nous laissons entraîner, alors les démons
seront lâchés, et c’en sera fait d’une Europe, peut-être d’une civilisation. Je
leur dirai…
Il avait parlé dans la cathédrale protestante de Bâle,
devant les délégués du Congrès et Karenberg relisait la phrase recopiée dans
son cahier, la dernière phrase qu’il avait écrite : « Vivos voco,
mortuos plango, fulgura frango… J’appelle les vivants pour qu’ils se
défendent contre le monstre qui paraît à l’horizon ; je pleure sur les
morts innombrables couchés là-bas vers l’Orient et dont la puanteur arrive
jusqu’à nous comme un remords ; je briserai les foudres de la guerre qui
menace dans les nuées. »
À seulement deux mois de distance, le discours de Jaurès
parut à Karenberg trop sonore, comme une cloche qui sonne juste, mais le tocsin
résonne dans une nef vide, au-dessus d’un village dont les habitants sont
sourds.
Il recommença à écrire.
« Est-ce parce que j’ai dépassé le milieu de ma vie,
que chaque jour me semble plus court que ces cinq minutes que le précepteur
m’accordait pour jouer après deux heures de travail dans le bureau de
Semitchasky ? Est-ce la fatigue, l’essoufflement, mais je pressens une
course déjà perdue entre ceux qui savent, qui voient, qui tentent de retenir
l’avalanche et ceux qui précipitent les rochers, qui se laissent entraîner,
sourds et aveugles ? »
« Je voudrais que mon pessimisme ne soit que le fruit
gris de l’âge, inquiétude de l’homme qui atteint le demi-siècle et dont
l’enfant a à peine dix ans. Mais je ne peux m’empêcher de penser que l’âge ici,
n’est que lucidité plus vive, sensibilité plus grande. »
« Mes origines aussi, me prédisposent à une
compréhension, peut-être plus intime de ce qu’est « l’autre côté de la
barricade » comme disait Sauvan. Les Merani, bien que je sois le socialiste,
l’adversaire, me reçoivent encore avec égard. Un baron Karenberg socialiste ce
ne sera jamais pour eux la même chose qu’un charpentier syndicaliste. Elisabeth
d’Aspremont m’accueille comme si j’étais de sa caste, quoi que je fasse, quoi
que je dise. Une sorte d’artiste ou de baron vicieux, qu’on montre dans les
salons en chuchotant. Je les écoute, je les vois, je sens leur force. Leur jeu,
leur assurance ne me surprend pas. Ils sont les maîtres encore. »
« Démocratie, tsarisme, où est la différence ? Peut-être
toute forme de gouvernement ou d’organisation tend-t-elle à être une dictature ? »
« Voir l’admirable livre de Roberto Michels sur les
partis politiques. J’ai essayé d’en parler à Jaurès, de connaître son
sentiment, puisque après tout, Michels parle de la social-démocratie, du poids
des « fonctionnaires », et de la dictature qu’exercent les hommes qui
dirigent, mais Jaurès a contesté les arguments de Michels, le mouvement
socialiste échapperait à cette remise en cause de la démocratie. »
« Je n’en suis pas si sûr. Toute organisation suscite
une hiérarchie, toute hiérarchie suppose un pouvoir, tout pouvoir glisse à la
dictature. Sauvan dirait que je suis resté anarchiste. Je cherche simplement
des moyens d’éviter ce glissement. Je demande qu’on y réfléchisse. Et quand
j’échange quelques mots avec Merani, élu du peuple au suffrage universel, je
constate une telle indifférence pour ses électeurs, que je me demande quel
système il faudrait inventer dans une société socialiste. »
« Je divague,
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