Nice

hurlait : « Debout
le quart. » Ils montaient sur le pont enfouir le hamac dans les caissons
des bastingages. « Tu seras mieux que sur ce gros-cul » disait le
gabier à Revelli, en maintenant la baleinière cependant que les
permissionnaires sautaient sur le quai. Les cuirassés étaient des casernes
flottantes, les shakos punissaient pour un regard, un hamac qu’on tardait à
plier.
    Un jour de charbon quand les matelots de pont et de la
machine font la chaîne depuis le quai pour charger dans les barcasses les briquettes
poussiéreuses, Dante, les mains brûlantes, le charbon rentrant dans les pores,
s’était interrompu un instant, brisant le rythme de la chaîne, provoquant la
colère d’un quartier-maître : « Je te colle sur le cahier, ton nom ?
Revelli ? d’où sors-tu ? » Consigné à bord. Nettoyage des
cuivres, des affûts.
    Dante avait cependant réussi à organiser sa vie à bord du cuirassé.
Comme matelot breveté électricien, il était responsable du treuil électrique
qui hissait les chaînes d’ancrage. Le moteur était placé dans une cellule de
tôle, au-dessus des chaufferies et une fois la porte refermée, Dante était
seul. Il échappait un peu au bruit des bielles plongeant dans l’huile chaude,
aux odeurs écœurantes de la machine et à la surveillance des seconds maîtres.
Il n’était sur le qui-vive qu’à l’appareillage et à l’entrée en rade. Le reste
du temps, il devenait un matelot de pont chargé de l’entretien des projecteurs.
    Dans son réduit, pendant les longues périodes de séjour en
rade, il pouvait lire, veiller à sa guise. Après l’extinction des feux, il recopiait
sur son cahier les petites brochures techniques que lui avait données
l’ingénieur de la Grande Maison de l’Électricité. Il apprenait à calculer la
résistance nécessaire en fonction du voltage et de l’ampérage d’un courant. Les
schémas peu à peu devenaient clairs. Et après quinze mois, il avait été reçu à
l’examen de quartier-maître électricien. Sa nomination venait d’intervenir, on
le débarquait avec une permission de dix jours, retour au dépôt des équipages
de la flotte à Toulon, le 15 juillet 1914, avant midi et embarquement sur une
autre unité. « Ce sera pas un gros-cul » répétait le gabier, « sinon
ils t’auraient gardé, ils vont te foutre sur un petit, tu seras mieux, c’est la
famille. »
    Du quai à la gare, on l’avait contrôlé trois fois, des
patrouilles, guêtres blanches, jugulaires, un second maître soupçonneux qui
regardait le béret pour voir s’il était réglementaire, pas trop large, pas trop
plat comme aimaient à le porter les marins. Contrôle encore en gare de Nice par
une patrouille de chasseurs. « Vous avez de la chance, les matafs, avait
glissé un soldat, on est tous consignés, fini les perms, avec ce qui se passe
là-bas. » Millo, qui était en garnison à Nice, réussissait à sortir, mais
il confirmait la nouvelle : « Les officiers disent qu’on va y aller
cette fois-ci, les perms à l’as. » La rue de la République, la sonnette
qui ne fonctionnait plus. La mère qui pleurait, Antoine qui prenait le béret,
Louise qui « fréquentait » Millo, Violette les cheveux noirs si
longs, belle et le père qui restait adossé à la porte de la cuisine cependant
que Dante défaisait son paquetage, étalant sur la table ses tricots, sa tenue
d’hiver, le calot supplémentaire, « donne-le-moi », disait Antoine.
    Dante s’était tout de suite mis en civil, retrouvant
Clément. Le soir il partait avec lui l’aider sur un chantier, « un
chantier à moi », disait Clément, en clignant de l’œil, « le matériel
me coûte pas cher, crois-moi ». En quittant les chantiers où il
travaillait pour l’entreprise il glissait un morceau de baguette ou de tube
dans ses pantalons, il s’enroulait du fil souple autour de la poitrine : « Je
récupère un peu ! » disait-il à Dante.
    — Ils t’en ont mis pour un an de plus ?
    En juillet 1913, alors que Dante avait accompli la moitié de
son temps, on avait voté la loi portant le service militaire à trois ans.
    — Ils la veulent, leur boucherie, disait Clément, mais
t’en fais pas, ça durera pas.
    En mai, expliquait-il, aux élections, les socialistes et les
adversaires de la loi avaient marqué des points : « … Même ici,
Karenberg a gagné des voix, mais cette ville finalement, ils ont réélu Merani,
il promet, il donne, il