Nice
je m’égare ? Je note simplement
l’assurance et le pouvoir des classes dirigeantes. »
« Il y a quelques jours à l’inauguration de l’hôtel
Impérial, je voyais, côte à côte le général Tourmelin, le nouveau maire Girard,
Merani, un ambassadeur austro-hongrois, des princes russes, un lord anglais, et
dehors, la foule qui attendait pour applaudir. Elle applaudit les fanfares
militaires. Aujourd’hui Poincaré a été élu président de la République. La
raison est-elle toujours perdante ? »
« Je sens notre faiblesse. Ou ma faiblesse. Il me
semble que le mouvement socialiste est pareil à un homme raisonnable qui voudrait
convaincre un furieux – et qui de plus a intérêt à demeurer furieux –
de renoncer à la violence ! Que pourrait-il ? »
« Que puis-je quand j’essaie de convaincre Helena de ne
plus jouer. Peut-être mon pessimisme n’a-t-il pour cause ni l’âge ni le cours
des événements, mais bien le visage d’Helena ?
« Mais n’est-ce pas la même chose ? »
« Je lui parle, elle ne m’entend pas. La naissance de
Natacha semble avoir ajouté une cause nouvelle à son angoisse. La façon dont
elle la couvre de baisers, puis la rejette. Toujours cette manière excessive
qui a été la sienne. Gustav a raison de dire qu’elle ne cherche qu’à se faire
mal. Elle se fait la guerre. Et le trouble est si grand en elle – ce
regard le jour de l’inauguration de l’hôtel, un animal traqué et prêt à mordre –
qu’elle fait la guerre aux autres. »
« Je m’aperçois depuis que je vis avec Peggy, depuis
que Jean est né, que je vois mieux Helena, et même ma mère ou mon père. Peut-être
moi aussi ? J’ai pris, par rapport à eux, à moi, du recul. Je crois que je
les aime mieux. Mais voir ne suffit pas. Helena m’inquiète. »
« En a-t-on jamais fini un jour avec l’inquiétude ?
Est-elle le propre des exilés, des transfuges ? Je vis en France, je suis
français, moi le fils d’une lignée qui a contribué à construire la Russie. Je
suis socialiste, moi, baron, propriétaire de dizaines de milliers d’hectares
dont je touche les revenus. Quand j’aurai achevé de vendre mes propriétés, je
serai un bourgeois français cossu, et socialiste ! Voilà de quoi
scandaliser Hollenstein ou Merani. »
« Quand je regarde Jean, je me demande ce qu’il sera.
Souvent je l’imagine à mon âge. Cinquante ans en 1954. L’au-delà de la moitié
du siècle. Un au-delà que je n’atteindrai pas. Je sens que la mort a dépassé la
ligne médiane de ma vie, de mon corps. »
« Mon inquiétude ce n’est pas cela. Mais le temps va
manquer pour comprendre. Ne pas savoir, ne pas assister à la naissance d’un
autre monde, celui où vivra Jean. »
Karenberg écrivit la date « 17 janvier 1913 ».
Puis il ajouta : « 50 ans + 10 jours ».
28
On dansait place Garibaldi. Des mâts blancs avaient été
dressés tout autour de la place et on avait tendu entre eux des guirlandes
bleues, blanches et rouges. Des lampions électriques se balançaient au-dessus
de la piste de danse, au centre de la place, et quand Dante Revelli se haussait
sur la pointe des pieds pour chercher Madeleine, il apercevait la rue de la
République éclairée, elle aussi, de lanternes multicolores. Dante vit Millo qui
entraînait Louise au milieu des danseurs, elle avait un œillet de papier planté
dans les cheveux et les joues rouges, elle riait. Millo l’enlaçant,
disparaissant avec elle parmi les couples qui valsaient. À l’écart de la piste,
sur les trottoirs ou la chaussée, des danseurs isolés, tournaient, cherchant
les zones d’ombres et parfois, le tramway était obligé de s’arrêter, le wattman
faisant carillonner la sonnette pour avertir les couples qui saluaient les
voyageurs, recommençant leur danse alors que le tramway s’éloignait vers le
Paillon ou la rue Cassini.
Dante décida de rentrer. Il n’en avait plus que pour
quelques heures. Dix jours qu’il était là, à peine le temps lui semblait-il de
débarquer de la baleinière, son sac de toile sur l’épaule gauche, le
quartier-maître gabier, Guéguan, un Breton, lui donnant une bourrade : « Adieu
Revelli, bon vent. » Ils avaient été du même « plat », à bord du Léon-Gambetta, se retrouvant autour de la table, tendant la gamelle,
après le quart, décrochant ensemble le hamac cependant que le « sakho »,
le second maître fusilier, chargé de la discipline,
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