Nice
berceau, mais ce creux alors plus profond encore. Helena la
rappelait, lui demandait à nouveau de s’éloigner. Elle avait envie de s’enfuir,
de prendre l’un de ces chevaux qui passaient sur la Promenade, d’aller tout
droit, jusqu’à ce qu’une branche la heurte, en pleine poitrine, comme
autrefois, dans les forêts de Semitchasky.
27
« J’ai cinquante ans depuis dix jours », écrivait
Frédéric Karenberg dans son journal, le 17 janvier 1913.
Il hésitait à poursuivre comme s’il allait commettre une
infidélité, parce que c’était le milieu de la nuit, que Peggy dormait et qu’il
s’était levé pour être seul. Depuis leur mariage, il écrivait peu, des
notations d’événements, quelques mots qu’il retrouvait tracés le lendemain de
la naissance de Jean, il y a presque dix ans. « Mon fils ne connaîtra pas
Semitchasky. Mon passé, la Russie, pèsera-t-il sur lui, ou bien dans ce nouveau
pays, sera-t-il libre ? »
Emphase. Il eut la tentation de rayer la phrase mais il
tourna les pages lentement et se remit à écrire. « Cinquante ans, je suis
plus vieux que ne l’a jamais été mon père. J’ai doublé ce cap Horn, l’âge de sa
mort. Et pourtant la dernière image que j’ai de lui dans cet hôtel de Vienne,
est celle d’un homme si vieux, dont je ressens qu’il sera toujours, même si j’atteins
les extrêmes limites de la vie, plus âgé que moi. L’espace entre un père et un
fils, peut-il jamais se réduire ? ».
L’encre qui manque. Le bruit de l’eau malgré la fenêtre
fermée. Frédéric se lève. Ce mois de janvier, comme un printemps inattendu. Les
roses qui fleurissent. Un coup de vent le matin, un peu avant sept heures, pour
nettoyer le ciel, laisser ces rouges dorés se diffuser à l’horizon. Un magma
presque jaune gonfler lentement, crever sa bulbe, naissance ;
l’univers-ventre, l’horizon, un sexe de femme regardé en face et le soleil
monte entre les jambes écartées.
Envie d’écrire, retrouver, après des années, sa voix qui
revient différente d’avoir heurté la page. Il prit de l’encre, feuilleta son
cahier, relut cette dernière phrase écrite en novembre 1912, alors qu’il rentrait
du Congrès de l’internationale à Bâle, Jaurès lui ayant demandé d’être présent,
comme expert auprès de la délégation française des questions russes, traducteur
aussi.
L’hôtel de Bâle où ils se retrouvaient le matin, Jaurès,
l’un des premiers levés comme Karenberg, et ils déjeunaient souvent seuls, l’un
en face de l’autre, alors que les garçons achevaient de disposer les tables de
la salle à manger, que la brume s’accrochait au Rhin. Jaurès quittait la table,
passait sur la terrasse, un air humide entrant tout à coup. Il rentrait, se
frottant les mains, le corps penché en avant comme si la tête massive
l’entraînait, une tête de pope, de ceux dont la voix emplit la basilique.
— … Le Rhin, Karenberg, écrire l’histoire des fleuves,
le Rhin, la Volga, le Danube, le Dniepr, vous imaginez ?
Jaurès prenait la tasse de café brûlant entre les deux
mains.
— L’histoire de l’Europe, depuis les origines, c’est
l’histoire des grands fleuves, préhistoire, commerce, invasions, frontières,
ah, si nous pouvions enfin nous attacher à la compréhension et non plus à la
rivalité, au conflit.
Un silence.
— Il faut que vous me parliez de la Russie, Karenberg,
je crois que la partie c’est Pétersbourg qui va l’engager !
La guerre déjà dans les Balkans. Ces déclarations du Tsar,
ces articles inspirés par la Cour, que Karenberg traduisait, qu’il passait à
Jaurès, le soir après les séances du Congrès de l’internationale, et que Jaurès
commentait le matin.
— Ce qui m’inquiète, disait-il, ce sont ces liens entre
Poincaré, qui sera élu président de la République dès la fin du mandat de
Fallières, et le gouvernement russe. Je connais Poincaré, brillant, d’une
intelligence méthodique, un obstiné, un ambitieux, un patriote bien sûr, mais
son voyage en Russie, cette façon dont le Tsar a salué le « réveil
militaire et national » de la France, Poincaré transformé en
porte-drapeau, je n’aime pas qu’un homme devienne ainsi ce symbole, il y perd
la mesure, et puis, Karenberg, il n’y a pas que l’ambition, le patriotisme étroit
de ces raisonneurs, il y a la dimension humaine de la politique, croyez que ces
ambassadeurs, le Tsar, dans ce climat que vous sentez
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