Nice
paie. »
Clément était au sommet de l’échelle, clouant une baguette
derrière une moulure.
— Ça a cogné, pendant la campagne. T’as bien un oncle
qui est bistrot, les gars lui ont fait la fête, je crois qu’il l’a mérité, mais
un beau scandale. Socialistes, voyous, Merani a joué là-dessus à fond. Ils
avaient saccagé le bistrot. Évidemment ils ont eu tort, mais ça fait plaisir.
Dante quittait Clément place Garibaldi. Quand il rentrait,
sa mère était encore levée, l’attendant dans la cuisine. Elle lui gardait des
beignets, enveloppés dans un torchon, le paquet placé dans une assiette près de
la cuisinière.
— Pourquoi tu travailles, disait-elle, tu es en
permission, on peut te donner quelque chose.
Dante mangeait, essuyant le sucre en poudre qui se collait à
ses lèvres. Il secouait la tête.
— J’ai pas besoin, mais je veux garder la main. Bientôt
j’ai fini.
— Ils parlent tous de la guerre.
— Ils parlent, disait Dante.
Parfois Vincente ouvrait la porte de la cuisine, faisait un
pas.
— Vous êtes là, demandait-il.
Il hésitait, refermait la porte. Dante et sa mère se
taisaient puis Lisa recommençait.
— Antoine… disait-elle.
À Dante elle racontait. Antoine venait juste de passer le certificat :
« … Il est pas comme toi, tu avais onze ans, lui il en a quatorze. Il se
bat tout le temps, il traîne. Il dit qu’il veut voyager, marin comme toi,
parle-lui. »
Il fallait qu’il parle aussi à Louise, qu’il lui explique
que Millo, le fils de l’épicier, s’il voulait vraiment se marier, devait se
déclarer. À Violette seule il n’avait rien à dire. « Elle rêve »,
expliquait Lisa, « elle rêve tout le temps, elle est calme, elle lit tout
ce qu’elle trouve, elle est comme toi, elle aime les livres ». Dans le
réduit de tôle qui vibrait lorsque les bielles se mettaient en mouvement, Dante
après avoir lu et relu pendant trois ou quatre heures le « Vade-mecum de
l’ouvrier électricien » s’accordait une heure de plaisir. Un livre sans
schéma aux pages jaunies mais où les mots étaient comme le sont les voiles
quand le vent les gonfle. Un soir Dante n’avait même pas entendu un officier
qui ouvrait la porte.
— Qu’est-ce que tu fous là ?
Il s’était mis au garde-à-vous, il n’était pas en faute, il
était de quart.
— Tu lis ?
C’était un jeune enseigne rasé de près à la nouvelle mode américaine.
— Tu es socialiste ?
Il saisissait le livre.
— Monte-Cristo.
Il souriait ironiquement, rendait le livre.
— Le quart c’est pas pour la lecture.
Dante avait alors imaginé un système d’avertissement, des morceaux
de métal vibraient quand on montait l’échelle d’acier qui conduisait à son
réduit. Il n’avait plus été surpris, dissimulant le livre au premier bruit,
prenant une burette d’huile ou un tournevis, se penchant sur le moteur. Mais il
avait senti que pendant quelques semaines on le surveillait, puis on l’avait
oublié et il avait continué à lire, recommençant les mêmes pages, découvrant à
chaque fois en lui, le nouvel itinéraire que prenaient les mots. À Nice,
pendant sa permission, il s’était mis à acheter le journal pour la première
fois, lisant les communiqués du gouvernement de Vienne, les réponses des
Serbes, discutant un soir, avec Clément et un instituteur, Borello.
— On s’est attachés aux Russes, disait Borello et eux
ils veulent leur revanche. Ils ont perdu contre le Japon, l’Autriche les a eux
avec la Bosnie, maintenant ça recommence.
— Qu’est-ce qu’on a à voir avec tout ça, demandait Dante.
Il avait envie de partir et en même temps il s’attardait
comme si Borello expliquait un schéma électrique.
— T’as rien à voir, toi, mais Poincaré oui.
— C’est pour ça qu’il a mis les trois ans, ajoutait
Clément.
Dix jours de permission, à peine le temps de gagner
vingt-cinq francs, de rencontrer Madeleine Vial, le 13 juillet au bal de la
place Garibaldi.
— C’est mon frère, disait Louise en présentant Dante à
Madeleine.
Elle prenait le bras de Millo.
— On vous laisse, disait-elle.
Dante avait raccompagné Madeleine par le bord de mer, « l’hiver
ça va, expliquait Madeleine en montrant l’hôtel Impérial, je travaille là, mais
l’été tout est fermé. Je pourrais partir en saison à Vichy, mais ma mère
refuse, alors je suis entrée aux Galeries, à l’atelier de couture. Louise
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