Nice
avec
Nathalie ayant enfin obtenu un visa de sortie. Helena restait.
— Je veux voir, disait Sauvan. Il faut qu’on comprenne.
Ils remontaient vers la gare. Des enfants couraient pour
rejoindre la fanfare qui prenait position devant l’entrée principale, jouant
sans discontinuer, cependant que les soldats, leurs chaussures cloutées
dérapant sur les dalles de pierre avançaient vers les wagons, une femme
quittant la foule, s’accrochant au bras d’un soldat qui ne la regardait pas,
incapable de la prendre contre lui, avec le sac, la musette, le fusil. Des
réservistes venus des localités de la montagne attendaient à l’écart. La
plupart portaient sur l’épaule un sac à deux poches, l’une dans le dos, l’autre
devant. Appuyés à une canne, plus vieux que les soldats qui embarquaient, ils
paraissaient déjà fatigués par une longue campagne, plus résistants pourtant
que ces hommes poupins dont les femmes ne voulaient pas se séparer.
Peut-être était-ce les mêmes femmes qui attendaient ce matin
de septembre 1914, le premier train de blessés, qui reconnaissaient Monseigneur
Charon, prélat du diocèse de Nice. Il descendait de sa voiture, et Merani
allait vers lui, s’inclinait prenant sa main, Monseigneur Charon se dirigeant,
avec lui, vers la gare, disant à Merani :
— Ce que vous avez écrit, monsieur le Député, je le
ressens, c’est un fléau terrible cette guerre, mais pour la France et vous le
dites bien, ce peut être le moment de la réconciliation entre toutes les
familles de notre patrie.
— Vous connaissez mes sentiments, Monseigneur, j’ai été
partisan, je ne renie pas mes idées, mais le moment est à l’Union sacrée. Je
l’écrirai encore, je le dirai partout, ici et à la Chambre.
Le train, des infirmiers, une blouse blanche déboutonnée,
recouvrant mal leur uniforme, penchés aux portières des wagons de marchandises,
les portes coulissantes béantes laissant voir au fur et à mesure que la
locomotive avançait vers le bout du quai, la paille, les hommes couchés, les
uns près des autres, certains se soulevant sur le coude, la plupart immobiles,
comme raidis, dans des uniformes que la boue et le sang séché avaient durcis.
La secousse du freinage, quelques cris ou bien le grincement des essieux. Les
infirmiers qui sautent à terre, un major, courbé, en blouse blanche, ces
décorations, tache brune sur la poitrine, qui salue, la main loin du képi, les
autorités, puis gesticule, donne des ordres, sort. Les femmes le voient, elles
s’élancent vers la chaîne que forment les gendarmes. Elles aperçoivent les
brancards, la paille qui tombe sur le quai, les charretons qu’on charge. Ils
passent entre elles, poussés par des infirmiers, des adolescents bénévoles,
elles sentent cette odeur douceâtre de la purulence, elles fixent ces visages
que les os semblent crever tant la peau est tendue, les yeux qui se ferment
parce que le soleil brûle, elles imaginent le cri du capitaine : « À la
fourchette », les soldats enfonçant la baïonnette dans le canon, montant
courbés vers ces éclatements blancs rapprochés, sautant, et les bras qui
s’écartent, un bidon de vin qu’une balle perce et un casque qu’une autre troue.
Elles imaginent la route qu’il faut franchir sous la mitrailleuse, et la boue
où se perd le sang.
L’une d’elles dit :
— Ce n’est pas possible, ce n’est pas possible.
Elle marche près d’un brancard, elle voit les quelques mots
accrochés à la capote, le diagnostic fait au poste de secours, à quelques
centaines de mètres du front, elle crie :
— Laissez-moi !
Elle sait qu’il est quelque part, couché comme cet homme
qu’on installe dans une voiture, qu’Helena Hollenstein retient, parce que le
brancard bascule, que le blessé inerte a failli tomber.
— Laissez-moi, crie la femme.
Le gendarme hausse les épaules. Elle pose sa main sous le
brancard. La toile est humide.
— Vous le connaissez ? dit Helena.
— Non, dit Louise Revelli, non.
Elle parle comme si elle s’obstinait à ne pas le
reconnaître, cet homme qu’elle soutient, cet inconnu qui ne geint pas, qui
laisse échapper une odeur de pourri, un liquide trop blanc pour être du sang,
ce pourrait être Millo, c’est Millo puisqu’il est parti, qu’il n’écrit pas,
qu’il a dormi, lui a-t-il dit au bord d’une route – et la censure avait
rayé le nom de la ville – en plaçant sous sa tête un pavé. Et il disait :
« Tu
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