Nice
pas, regardant toujours la
voie, apercevant tout à coup les brancardiers, les charretons sur lesquels ils
avaient posé des couvertures. Les gendarmes devaient maintenant les bousculer :
« Allons, allons », disaient-ils, « on vous préviendra, dehors,
ne restez pas là ! ».
Elles s’agglutinaient près des voitures, des fiacres, des
charrettes, quelques automobiles, des fourgons de l’armée. Une femme grande,
cambrée, tête nue, portant un brassard à croix rouge, était debout dans une
voiture, une autre plus jeune qui lui ressemblait par la même manière de
regarder, le menton légèrement relevé, pliait une couverture, donnait un ordre
à quelques hommes déjà âgés qui soulevaient des brancards, couraient vers le
quai. Quelqu’un dit parmi les femmes que la plus jeune était Elisabeth d’Aspremont,
la comtesse, la femme du député Merani, l’autre la propriétaire de l’hôtel
Impérial, une Russe.
Deux automobiles qui s’arrêtaient, un général, le préfet, le
maire Girard et le député Merani. Le général et le préfet entraient dans la
gare, Girard et Merani s’avançaient vers le groupe des femmes, ils prenaient
les mains, disaient quelques mots, sacrifice, patrie, héroïque, la France
Immortelle, chers et vaillants enfants de Nice, Champ d’honneur. Merani parlait
en niçois, il demandait un nom : « Madame Tacco ? » il
notait sur un calepin. Girard disait : « Ils reviendront bientôt,
vous verrez. »
Un mois à peine qu’ils étaient partis, et déjà cette boue
noirâtre comme un caillot de sang recouvrant peu à peu la ville. « Vous
avez des nouvelles ? » demandait Louise Revelli. Madame Millo se mouchait
dans son tablier, elle pesait les poivrons ou le sel, elle faisait non de la
tête. Madame Gancia, ouvrait son cabas : « Le mien, il a écrit une
fois, et rien depuis. » « Je vous mets des pommes ? » demandait
l’épicière. « Le frère de Coco, continuait Madame Gancia, il a été tué le
11 août. Enfin, ils disent ça, quand vraiment, on sait jamais. » « Lui
aussi il était au 64 e . »
Avec les réservistes du 24 e bataillon de
chasseurs alpins, celui dont on voyait les soldats, venant de leur cantonnement
sur le port de Villefranche, défiler rue de la République, l’arme à la
bretelle, partant en manœuvre, l’état-major avait constitué le 64 e bataillon. Quarante-huit heures au Grand Hôtel de Saint-Jean-Cap-Ferrat, puis
le départ vers le front, la remontée de l’avenue de la Gare à Nice, les femmes
courant le long de la chaussée, les soldats criant parfois : « Viva
Nizza », les tramways, les véhicules arrêtés, et debout sur les chaises
des cafés, des messieurs qui agitaient leur canotier. « Vive la France. »
Sauvan et Karenberg marchant eux aussi vers la gare, au même
pas que les soldats, tous deux regardant avidement cette foule qui
applaudissait, ces hommes où parfois Sauvan reconnaissait un camarade et il
lançait alors un nom : « Borello », agitant la main,
l’instituteur devenu sergent, marchant en tête de rang, semblant ne pas
entendre, et peut-être n’entendait-il pas, la fanfare qui jouait Le chant du
départ, les cris.
— Ils vont à l’abattoir, répétait Sauvan, à l’abattoir.
— Ils n’ont rien dit, rien, et c’était Jaurès qu’on
avait tué, alors, ils se laisseront tous assassiner, des moutons, Sauvan, je me
demande s’il ne faut pas les conduire comme un troupeau, ils marcheront
toujours.
Sauvan secouait son bras pour se dégager de l’étreinte de
Karenberg.
— Toi, c’est toi, tu viens maintenant leur faire la
leçon ? disait-il. Karenberg tentait de le saisir à nouveau, mais Sauvan
s’écartait d’un mouvement brusque :
— Vous en avez fait des moutons, vous les avez abrutis
et tu dis…
Sauvan s’engageait dans une rue transversale où les
voitures, faute de pouvoir franchir l’avenue de la Gare, s’était immobilisées,
les charretiers, les cochers, les automobilistes ayant abandonné leur véhicule
pour rejoindre l’avenue, se mêlant à cette foule entassée sur les trottoirs.
Sauvan s’éloignait, Karenberg essayant de le rejoindre.
— Je le savais, disait Karenberg parvenant à sa
hauteur, depuis Bâle, des mots, voilà ce que c’était notre Internationale.
— Qu’est-ce que tu voulais faire ?
— Je m’en vais, disait Karenberg, qu’elle crève cette
Europe !
Gustav Hollenstein venait de partir pour la Suisse
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