Nice
de Revelli devinrent des
dockers, transportant à dos d’hommes ou sur des charretons, les bois, les peaux
liées, jusqu’aux entrepôts.
À la fin septembre, Carlo avait fondé une nouvelle société,
la T.E.R., « Transports et Entrepôts Revelli ». Il stockait. La
guerre ça bouffe, ça brûle. Plus elle dure et plus elle a faim. Le colonel
revint. Il payait comptant avec de beaux billets neufs que la Banque de France
imprimait par centaines de milliers.
— Bravo, monsieur Revelli, passons un contrat
voulez-vous ?
Carlo se mit à drainer tout l’arrière-pays. Par Mathieu, il
obtint des dérogations : on lui allouait des chevaux, des camions. En
quelques semaines, la T.E.R. fut la plus grande entreprise de transports du
Sud-Est. Il achetait le fourrage dans les Hautes-Alpes, il le descendait à
Nice, où l’armée en prenait livraison.
Il y eut une nouvelle étape. Carlo apprit qu’une petite
manufacture de vêtements était en vente du côté des abattoirs. Le fils du
patron venait d’être tué. Le père se retirait. Carlo acheta l’affaire en
quelques heures. Le vendeur, un homme d’une soixantaine d’années, avançait
lentement dans l’allée, sous la verrière, entre les machines à coudre couvertes
de leur housse.
— Qu’est-ce que j’en fous maintenant ? disait-il.
Il reniflait, toussait.
— On voulait qu’un fils, un seul n’est-ce pas, parce
que pour lui, c’était mieux, tout seul avec l’usine. Pas de partage.
Il se tournait vers Carlo.
— Vous avez des enfants, monsieur Revelli ? Deux ?
C’est bien, c’est bien. Pourvu qu’une guerre ne vous les prenne pas.
Le soir Carlo joua avec Alexandre et Mafalda. Alexandre
l’interrogeait.
— Pourquoi tu es pas soldat, papa ?
Trop vieux expliquait Carlo. Et s’il avait été plus jeune ?
Il les avait vus défiler sur l’avenue de la Gare, marchant épaule contre
épaule, d’un même pas. On disait que les Allemands, avec leurs mitrailleuses,
couchaient d’une seule rafale dans les blés un rang entier de soldats. Il
aurait fallu partir en Italie, en Suisse, en Amérique. Crever pour qui ?
Pour le colonel Mathieu ? Pour la République ?
— Je suis trop vieux, répéta Carlo.
— Y en a qui s’engagent. Le directeur de l’école, il
est parti.
— Je suis trop vieux, même pour m’engager.
Il les vit s’endormir. Comment faire comprendre à Alexandre,
plus tard, qu’il fallait être sa propre armée. Que sa patrie s’appellerait
Revelli. Et pas France ou Italie. Revelli.
Les femmes de soldats avaient besoin de travailler. Quand
elles surent que la manufacture de vêtements allait rouvrir, elles vinrent
silencieuses devant les grilles. Carlo et une dizaine d’ouvriers, nettoyaient
les machines. Puis Carlo s’avança vers les grilles.
— Il va y avoir du travail pour toutes, dit-il. On commence
la semaine prochaine. Donnez vos noms.
Le comptable installa une table sous un platane, près de
l’entrée. Elles se mirent en file, reçurent un papier d’embauche, cependant que
Carlo à l’écart regardait ces femmes et qu’il avait envie de leur crier : « Ils
vous les tuent et vous vous laissez faire » et en même temps : « Travaillez
pour rien, qu’est-ce que vous pourriez faire d’autre ? »
Le colonel Mathieu fit au nom des autorités militaires un
nouveau contrat. Dans les trains qui s’arrêtaient en gare de Saint-Roch et qui
venaient du front, il y avait toujours, en queue, deux ou trois wagons, que les
ouvriers de Revelli ouvraient. L’odeur les faisait reculer. Puis ils montaient,
prenaient dans les bras ces uniformes qu’on avait attachés ensemble avec une
grosse corde et parfois, les manches de vestes pendaient, frottant le sol. Une
plaque brune, croûte terreuse au centre d’une capote, une échancrure, brûlure
en forme de fleur. Les femmes dans la cour de la manufacture Revelli, à genoux
près des bassins, l’uniforme déplié sur le sol, brossaient ces plaques, cette
croûte. Il fallait frotter longtemps parce que le sang s’incruste. D’autres
femmes, à la machine, refermaient les plaies, jetaient l’uniforme à leur pied.
Une fille passait dans l’allée, prenant les vestes, les pantalons, et il
suffisait de deux ou trois vestes pour qu’elle disparaisse derrière l’étoffe,
qu’elle soit contrainte de marcher rejetée en arrière, déséquilibrée comme si
elle allait tomber à la renverse, étouffée sous le poids. Chaque soir, on
enfournait
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