Nice
arrosait avec une lance à incendie. Les femmes
se tenaient à l’écart, certaines appuyées aux platanes se redressèrent quand
elles aperçurent Carlo Revelli.
— Ils sont neufs, expliquait l’ouvrier, y a rien, pas
une tache, pas un trou, seulement vous sentez.
Une odeur écœurante de noisette.
— On peut pas les frotter, il faut mettre de l’eau,
c’est les gaz, ils sont restés dans le tissu, ça brûle encore. Vous imaginez,
patron, ceux qui ont ça dedans.
Il semblait, quand le jet les frappait de plein fouet,
qu’une légère vapeur se dégageait des capotes, des vestes dont les manches
s’entrecroisaient.
— Une saloperie, dit l’ouvrier. Ça doit ronger.
— Qu’est-ce qu’elles foutent celles-là, dit Carlo,
tourné vers les ouvrières, qu’est-ce que vous foutez ?
Elles se serrèrent les unes contre les autres, se dirigèrent
vers le hangar, revinrent les bras chargés d’uniformes, qu’elles tentaient de
porter en les tenant loin de leurs corps. Puis elles les jetaient sur le sol,
où ils formaient un autre tas.
Carlo déroula lui-même une deuxième lance à incendie, noyant
sous le jet ces uniformes dont les bras se soulevaient quand l’eau les prenait
par en dessous, éclaboussant parfois Carlo, qui répétait entre ses dents « saloperie,
saloperie ».
33
Nathalie courait devant eux dans les allées, au bord du lac.
Un écureuil parfois s’immobilisait sur les pelouses, puis Nathalie tentant
d’aller vers lui, les mains ouvertes, les bras tendus, l’écureuil hésitait et
faisait tout à coup une volte-face, grimpant à un arbre.
Nathalie se tournait vers son père et vers Karenberg, son
visage exprimant la déception, une douloureuse surprise, et Karenberg se
mettait à rire.
— Natacha, viens Natacha, disait-il.
Elle les attendait, boudeuse.
— Elle est d’une trop grande sensibilité, murmurait
Gustav, si sa mère était avec nous…
— Croyez-vous ? demandait Karenberg.
Il soulevait Nathalie, lui montrait l’écureuil sur l’une des
branches de l’arbre.
— Regarde, il est heureux comme toi, pourquoi se
laisserait-il prendre ? Cours, il y en a beaucoup d’autres, cours.
Mais elle prenait la main de Frédéric, tentait de les
retenir au pied de l’arbre, ne s’éloignait qu’à regret.
— Et Jean, Peggy ? interrogeait Gustav.
— Jean regrette de ne pas avoir l’âge de partir au
front, il me bat aux échecs, Peggy ne quitte plus Helena, elles amusent, elles
soignent leurs blessés.
Ils continuèrent à marcher un long moment en silence, Karenberg
allumant un cigare, s’arrêtant. Les cygnes, points blancs et noirs sur la crête
des vagues, premier plan mobile sur fond roux. Les arbres de la berge opposée
semblaient perdre leurs feuilles.
— C’est la vigne, dit Gustav, mais l’automne est
précoce.
Les crêtes du Jura étaient enveloppées d’un tulle bleuté que
le soleil effilochait. Ils s’assirent, Nathalie jetant aux cygnes des miettes
de brioche.
— Chaque matin, nous venons, dit Hollenstein, c’est si
calme, si loin de ces meurtres.
Karenberg regardait le ciel, la tête rejetée en arriéré,
oubliant un instant où il se trouvait, retrouvant cette sensation comme un vertige,
quand il se couchait dans la forêt autour de Semitchasky s’efforçant de ne voir
que le ciel, comme si rien n’eût existé que lui, ce sol où il était étendu et
cette dimension bleue sans épaisseur ni pesanteur.
— Les blessés, dit-il quand, clignant des yeux, il
retrouva le lac, les toits de Genève ; Hollenstein – les blessés, il
y en a partout, jusque dans les couloirs de l’hôtel. Pour comprendre la guerre,
il faut voir les blessés, c’est ce qui m’a décidé.
— Ils vous ont laissé passer ?
— C’est une histoire de fou, dit Karenberg.
Quand il avait voulu se rendre en Suisse, pour assister à la
conférence socialiste, les services de la préfecture lui avaient refusé son
passeport. Mais il avait conservé son passeport russe et il avait décidé de
tenter sa chance. Les aigles du Tsar, le grand allié, le titre de baron, de
capitaine du Régiment de la Garde.
— Il n’y a eu aucune difficulté, continua Karenberg, le
commissaire de la gare était au garde-à-vous. Les Suisses ont été plus
soupçonneux.
— Vous partez demain ?
— Ce soir, dit Karenberg, je dois passer par Paris.
— Des chances ?
Nathalie debout sur le muret se tournait vers eux, leur
montrait les cygnes qui
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