Nice
poste des dynamos, racontant, la panique dans la batterie, la gîte,
les blancs, les gamelles, les fusils qui volent à hauteur de tête et de jambes,
qui cisaillent, la course entre les hamacs suspendus : « C’était
minuit, tu comprends, les 400 bâbordais dormaient, on les entendait hurler, « lumière,
les échelles ». Ils voyaient rien. » Ils se piétinent, ils sont nus,
ils tendent leurs bras et la gîte augmente, tout se décroche, tout glisse, « ils
criaient, tu comprends Revelli, on les entendait de la passerelle ». Les
fumées toxiques de la machine qui envahissent la batterie, les vapeurs qui
fusent, les tuyauteries qui éclatent, ceux qui sont sur la coque et qui se
brisent les reins contre les sabords, la quille, les baleinières qu’on n’arrive
pas à détacher et qui oscillent envoyant une vingtaine d’hommes assommés à la
mer. « Le Blouch, dit Guégan, il s’est cramponné à l’hélice centrale, je
l’ai vu comme je te vois, la lune, c’était le plein jour, on a même vu l’autre
qui rôdait. » Le périscope du sous-marin qui trace son fin sillage entre
les corps.
— Qu’est-ce que vous foutez là, vous ? dit
Guichen.
Le premier maître a passé sa tête par l’écoutille, il
aperçoit Guégan. Il répète :
— Tu es sourd, ceux du Léon-Gambetta, au poste
arrière.
Guégan se lève lentement :
— Je vous emmerde, dit-il, je vous emmerde.
Il a parlé d’une voix naturelle, sans violence. Puis plié en
deux, il prend la coursive vers le poste arrière. Guichen regarde Revelli :
— Toi, le Niçois, veille au grain, je te raterai pas.
Guégan pourtant est revenu, se glissant dans la batterie
entre le hamac de Raffin et de Revelli. Il fume, accroupi, le dos appuyé au
caisson.
— Ils veulent pas qu’on parle, dit-il.
Il se tait longuement. Revelli descend de son hamac, s’assied
près de lui. Raffin se penche.
— Le canot 2, dit Guégan, c’était le seul, et encore,
il était crevé à bâbord en trois endroits, on a bourré avec des tricots, puis
on s’est aperçu que le nable était ouvert, j’ai taillé une cheville dans le mât
de pavillon et on a bouché le nable.
Guégan place le mégot dans la poche de sa vareuse.
— On voyait tout, la lune, ils avaient largué les
bouées au phosphore, ça brillait, tu reconnaissais les gars ;
Il se tait. Revelli lui donne une autre cigarette.
— Dans l’eau y a plus de galon, dit-il en aspirant la
fumée. Y en a cinq ou six qui se sont approchés du canot, ils étaient moins
fiers, « mes enfants » y en avait un qui disait « mes enfants
sauvez-moi ». Un autre c’était « mes garçons ». On les a pas
laissé approcher, ils ont compris. Ils ont fermé leurs gueules.
Coups d’aviron. Coup de poing sur les doigts.
— Tu comprends, le canot, il était pour 58 et on était
108, et y avait quatre cents types à la mer, alors pourquoi eux ? Pour une
fois, c’était nous qu’on décidait.
— Merde, dit Revelli.
Il allume une cigarette, il se tasse.
— La guerre, c’est toi ou c’est eux qui la décident ?
continue Guégan. C’est leur métier, moi c’est pas mon métier, je suis charpentier,
j’ai jamais décidé la guerre, si y a quelqu’un qui doit crever…
— C’est des hommes, dit Revelli.
— Et toi t’es pas un homme ? dit Raffin. Alors
pourquoi ils te prennent ta peau ?
Quand les survivants du Léon-Gambetta débarquèrent du Cavalier, Guégan les dépassant de la tête, saluant Revelli et Raffin,
des fusiliers marins les encadrèrent et ils s’éloignèrent vers le Dépôt des Équipages,
marchant en désordre, malgré les hurlements d’un second maître. Dans la
journée, alors qu’il nettoyait les balais de la dynamo, Revelli fut convoqué à
la passerelle.
— Viens comme ça, dit Guichen.
Le commandant De Jarrivon était assis sur le bat-flanc qui
lui permettait à la mer, d’être en quelques secondes près de l’homme de barre
et de l’officier de quart. Il portait un collier de barbe et des moustaches
déjà blancs sur un visage joufflu, gonflé peut-être par le manque de sommeil.
Il se lissait le menton machinalement, regardant Dante.
— Tu étais embarqué sur le Léon-Gambetta ?
Revelli se tenait au garde-à-vous, les mains couvertes de la
fine poussière de charbon mêlée à l’huile qui couvrait la dynamo. Le matelot de
service au carré des officiers entra sur la passerelle portant la vareuse
repassée du
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