Nice
baissée, les cheveux sur les yeux. Puis elle dit à Violette d’avertir
Louise, de prendre du vin. Elle prépara un panier :
— J’avais fait des courgettes, dit-elle, je te les
mets.
Lisa se tourne, Louise sur le seuil, un manteau sur sa
chemise de nuit, Violette qui porte un filet rempli de bouteilles. Dante prend
sa sœur qui sanglote contre lui. Il lui caresse les cheveux. « Je repars »,
dit-il.
Lisa a servi la soupe que Dante se met à manger, il veut
parler, mais chaque fois qu’il commence il s’interrompt, il ne dit pas ce qu’il
voudrait exprimer.
— C’est bon, dit-il simplement plusieurs fois. C’est
bon.
— Elle est trop salée, dit Lisa.
Il fit non de la tête.
— C’est bon.
Antoine qui rentre.
— Ça y est, dit-il.
Dante les embrasse, sa mère, Violette, Louise. La mère
encore.
Antoine prend le panier, ils descendent en courant. Vincente
tend la main à Dante et ils s’assoient tous les trois serrés sur le siège, le
cheval partant au trot.
— J’ai pris le meilleur, dit Vincente.
— Les sous-marins, vous en avez coulé ? demande
Antoine.
Dante lui donne un coup de poing dans l’épaule.
— Qu’est-ce que tu fais ?
— Électricien, comme toi.
— Apprends, dit Dante, il faut que tu saches t’en
sortir seul, sans même les ingénieurs, apprends tout, tout ce que tu peux,
apprends.
Déjà la corniche au-dessus de la rade, la silhouette du Cavalier que l’aube permet de distinguer.
— Ils commencent à pousser les feux, dit Dante.
Vincente donne un coup de fouet et la charrette saute sur la
route en pente. La darse. Dante bondit, cours vers les barques de pêcheurs. La
plupart n’ont pas d’avirons, les autres sont enchaînées deux à deux.
— Dante.
Vincente crie. Il est là avec un pêcheur, près des maisons
du quai. Il montre le bateau, le pêcheur se met à courir.
La barbe rêche du père, ses deux mains dont Dante sent la
crispation sur ses épaules. Dante donne une bourrade à Antoine. Il saute dans
la barque. Chacun un aviron. Le pêcheur est un homme vieux, avec une vareuse
bleue délavée. Il cligne de l’œil à Dante, Raffin est à la poupe. Il fait signe
d’accoster à tribord. La coque du Cavalier est basse sur l’eau, la
hauteur d’un homme. Une main. Dante se hisse sur le pont. Le pêcheur lui tend
le panier. Il lève les bras en signe d’amitié, puis d’un seul coup de ses
avirons, il s’écarte du Cavalier, laissant glisser la barque sur la
houle, longtemps, avant de plonger à nouveau les avirons dans la mer.
35
Les doigts. À l’hôpital quand on avait pour la première fois
noué sur le moignon, presque au ras de l’épaule ce manchon de cuir terminé par
un crochet d’acier, un pique-feu, Luigi avait eu mal au bout des doigts, comme
s’ils avaient envie de secouer ce qui lui restait du bras droit pour déplier ce
muscle imaginaire, ces doigts parcourus de picotements.
— Bouge pas comme ça, tu verras, on s’habitue, disait
l’infirmier.
Il se penchait vers Luigi Revelli pour serrer les lacets
sous l’aisselle, ajoutait.
— Tu t’en es pas mal tiré.
Il montrait les voisins de salle.
Un bourreau aveugle, fou, avait dû passer au milieu de ces
hommes et avait abattu sa hache sur les cuisses, les fronts, les nez et les
mâchoires, il avait crevé les yeux et parfois seulement laissé un tronc.
— On s’habitue, et toi…
L’infirmier clignait de l’œil, Luigi s’asseyait sur le bord
du lit. Les plaies aux jambes se cicatrisaient rapidement, il commençait à
marcher. Il saisissait le montant de fer avec le crochet, s’aidait de la main
gauche : « Il t’en reste une » disait le caporal dans le poste
de secours. Les brancardiers avaient calé Luigi entre deux rondins : « T’en
fais pas, disait le caporal, t’es vivant. » On avait couché près de Luigi
un lieutenant. Sol boueux du poste, un trou à peine plus large que ceux creusés
par les 77. « T’en fais pas », répète le caporal. Luigi peu à peu
devine dans l’obscurité le corps du lieutenant, une plaie ouverte du larynx
jusqu’au ventre, le roucoulement de l’air et du sang. On le bourre de coton
comme une poupée qu’on remplit. Le matin les grosses mouches bleues sont venues
fouir les chairs. On jette le lieutenant dans un fossé avec les autres, le
brancardier, celui de la nuit, ce caporal, est reparti vers la ferme de
Thiaumont, et à une dizaine de mètres du poste de secours, un éclat l’a
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