Nice
ils ne seront pas comme nous, quand on
est…
— Qu’est-ce que tu veux ? répéta Carlo.
— Si tu…
Luigi s’arrêta. Le salaud ne voudrait pas. Il en avait
jusqu’à la gorge mais il ne donnait rien. À Mondovi, à table, si la mère ne
l’avait pas défendu, qu’est-ce qui serait resté à Luigi ? Voir manger
Carlo toujours, parce qu’on le servait le premier, puis Vincente, « Ils
travaillent, tu comprends, Luigi » disait la mère.
— J’avais à te vendre, reprit Luigi, si tu…
— Je fais pas d’affaires avec la famille, dit Carlo.
Il jeta sa bêche sur le sol, ouvrit le robinet et commença à
se laver le torse et les avant-bras.
— Si tu as besoin de quelque chose… continua-t-il.
— Je t’ai jamais rien demandé, dit Luigi.
Carlo leva la tête.
— Je sais. T’as même un bistrot à toi ? Et autre
chose, non ?
— Je l’ai.
Carlo recommençait à se laver. Anna vint vers eux.
— Je vous offre, commença-t-elle, du vin, du café, vous
voulez manger ?
— Rien, dit Luigi, rien, on passait.
— Je boirais bien un verre de vin, dit Carlo en
enfilant son tricot. Et vous ?
Il souriait à Rose qui le regardait, entrouvrant peu à peu
la bouche, commençant à sourire.
— On n’a pas le temps, dit Luigi.
— Si t’es venu jusqu’ici…
Luigi fit un geste de la tête en direction de Rose. Elle se
leva continuant à regarder Carlo.
— On s’en va. On t’a vu. T’as pas changé Carlo.
— Toi non plus.
Quand Anna revint avec un plateau et des verres, Luigi et
Rose étaient déjà sur la route, marchant sans se retourner.
Quelques jours plus tard, Luigi avait trouvé le moyen de
vendre. Choua fournissait le chauffeur et le camion. Ils en parlaient dans
l’arrière-salle du Casteù, Rose s’attardant parfois près d’eux, Luigi s’arrêtant
de parler. Elle surprenait son regard, disant :
— Ça va, je m’en vais.
Mais elle revenait, portant un plateau de verres. Plus tard
un pressentiment, alors qu’ils se couchaient, qu’elle était déjà allongée sur
le lit.
— T’aimerais qu’on m’envoie là-haut, hein, méfie-toi,
je reviendrai, je suis malin.
Luigi aurait pu se dispenser de jouer, de risquer. Le Casteù
et la maison de la place Pellegrini rapportaient gros. Mais il n’avait jamais
pu refuser de prendre quand il n’y avait qu’à tendre la main. Alors le camion
était venu, cinq ou six fois en deux mois, s’arrêter la nuit, derrière
l’entrepôt, les Annamites, leurs pieds nus claquant sur le ciment,
transportaient les sacs de sucre et de riz. Souvent un sac manquait, mais
c’était la règle du jeu. Et parfois l’on perd.
Desanti avait surgi dans le hangar, le revolver à la main,
le secouant, hurlant, le visage rouge qu’éclairait une lampe-tempête, « salaud,
enfant de putain ». Les Annamites laissaient tomber les sacs,
s’enfuyaient. Luigi levait instinctivement le coude devant son visage, comme
autrefois à Mondovi, il recevait un coup de crosse sur l’avant-bras, Desanti
frappant à coups redoublés, « salaud, je vais te faire fusiller, douze
balles dans la peau, fils de putain, le falot, tu vas l’avoir le falot ».
Luigi était tombé par terre, cette peur, ces larmes, ces mots qu’il chialait « merde,
merde, merde ». Le capitaine lui donnait des coups de pieds, « lève-toi
ou je te tue ». Il l’avait poussé dans le bureau, le forçant à se mettre à
genoux, les mains en l’air, prenant une bouteille, se mettant à boire « alors
tu volais, macaroni, fils de putain, tu volais les Français, salaud ». Il
brandissait son revolver, puis vers le matin, il s’était endormi, Luigi
hésitant à se lever, s’interrogeant, s’enfuyant enfin, prenant un train pour
Nice, arrivant au Casteù, Rose absente, une fille qu’il ne connaissait pas
servant à sa place « Madame Rose, je sais pas, je viens tous les
après-midi ».
Les gendarmes s’étaient présentés avant qu’elle rentre,
passant les menottes à Luigi, le confiant aux autorités militaires de
Marseille. Et là en quelques jours, on l’avait condamné, amnistié, désigné pour
un régiment disciplinaire et encadré par les gendarmes avec une cinquantaine
d’autres soldats, des zouaves, des chasseurs, des artilleurs, des cavaliers, on
l’avait fait monter dans un wagon de marchandises. À Creil, « en bas »,
criaient les gendarmes sur le quai, sous une pluie d’aiguilles fines et
glacées, le quai luisant,
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