Nice
de la
Place. J’ai fait ce que j’ai pu.
On l’avait affecté à une section de l’intendance qui gardait
des entrepôts dans la banlieue de Marseille. Un capitaine au visage couperosé
qui avait fait toute sa carrière en Indochine, une dizaine de territoriaux
d’une cinquantaine d’années soucieux, pensant à leur femme, à leurs enfants et
qui tentaient d’augmenter leur solde ; des Annamites, qui
s’accroupissaient sur le sol à trois ou quatre, lançant des dés, des bâtonnets,
tentant d’échapper aux corvées en se dissimulant jusque dans la charpente
métallique de l’entrepôt. Après quelques semaines. Luigi était devenu l’homme
indispensable. Il apportait du vin au capitaine Desanti, « du rosé, vous
verrez, on le met en bouteilles pour moi, on m’en livre toujours trop ».
Il payait les territoriaux qui prenaient la garde à sa place, donnait des
paquets de cigarettes aux Annamites qui les mettaient en jeu, puis, déchirant
le papier, recueillant le tabac, le mélangeant, l’écrasant dans une coupelle,
ils fumaient lentement, par longues aspirations. Pour les faire mettre en rang
Luigi devait leur envoyer des coups de pied dans les côtes : « Debout
les niaqués. » Ils chargeaient les sacs de blé dur ou de semoule, les
légumes secs ou le riz sur leurs épaules osseuses, tout leur corps tremblait,
mais ils avançaient jusqu’aux camions ou aux charrettes.
À Nice, Luigi avait confié le Casteù à Rose avec qui il
vivait depuis deux ans déjà parce que c’était plus simple pour les comptes, et
qu’après tout il fallait bien, un jour, il l’avait épousée au début de 1915.
— Jolie Rose, disait Merani.
Il était venu au Casteù, un dimanche matin, réunissant là
les vieux électeurs du quartier, serrant la main aux mères, aux épouses qui
pleuraient, murmuraient : « Quand est-ce qu’elle finira ? Mestre
Merani », maître Merani : « He madama, es pa ieu, répondait
Merani, la guerre, c’est pas moi qui décide. » Le soir Luigi partait pour
Marseille, avec dans la mémoire, le regard de Merani sur la poitrine de Rose.
En arrivant à l’entrepôt, Luigi frappait à la porte vitrée
du bureau du capitaine, il posait sur un coin quatre bouteilles, Desanti se frottait
les mains : « Ah, Revelli, ah, comment ça s’est passé ta permission. »
Il tendait un bordereau de livraisons « du sucre, du riz, je te laisse
compter les sacs, ce soir je rentre ». Tous les vingt sacs Luigi faisait
signe à un Annamite et lui indiquait un angle de l’entrepôt. Puis il étendait
lui-même les bâches, les arrimant. Quand les camions de l’armée venaient
charger, il appelait Desanti qui signait le bon de décharge, engueulait le chef
du convoi « bien sûr qu’il y a le compte, pour qui tu nous prends ? ».
Pour Luigi il restait à trouver le moyen de vendre discrètement les sacs.
Lors d’un de ses voyages à Nice, il s’était rendu chez
Carlo, à la villa de Gairaut, sans prévenir. Luigi savait comme toute la ville
que l’entreprise de son frère, l’ETR fournissait l’armée. Si Carlo acceptait…
Carlo bêchait dans le jardin, torse nu. Sous la tonnelle,
Anna tricotait, Mafalda lisait et Alexandre, debout sur la balançoire accrochée
à la branche d’un figuier, criait à son père de le regarder, Carlo, après tant
d’années, avait peu changé et à le voir, appuyé à la bêche, les muscles du
torse et des épaules gonflés par l’effort, la sueur perlant sur la peau, Luigi
eut envie de partir, comme autrefois, à Mondovi, quand il entrait dans la
cuisine pour demander à sa mère une faveur et qu’il apercevait, torse nu
au-dessus du seau d’eau, Carlo de retour de la carrière, qui se lavait.
Anna se levait, invitait Rose à s’asseoir, Mafalda courait
chercher une chaise, Alexandre sautait de sa balançoire. Carlo n’avait pas
bougé.
— On savait que vous habitiez par là, dit Luigi, tout
le monde te connaît ici, on nous a vite renseignés, c’est beau.
Il fit quelques pas dans le jardin.
— Tu es mieux que Merani, tu vois toute la ville, c’est
tes enfants ?
Luigi eut un geste vers Mafalda comme pour lui caresser les
cheveux.
— Qu’est-ce que tu veux ? dit Carlo.
La voix non plus n’avait pas changé. Celle qui décide. Les
autres n’ont qu’à obéir. Luigi arrêta son geste vers Mafalda.
— C’est beau, dit-il tourné vers Rose.
Rose assise avait posé ses mains sur ses genoux.
— Tes enfants,
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