Nice
que leur lançaient les matelots.
Pattes tendues, ailes déployées, frémissantes, cou et bec étirés, ils
semblaient posés sur un perchoir invisible, placé au-dessus du Cavalier, dont ils s’écartaient tout à coup, tombant comme des pierres blanches striées
de noir, rebondissant sur la surface de l’eau, un éclair argent serré dans leur
bec.
Dante les suivait du regard, ils l’entraînaient vers les
caps et les rades, les villages dressés comme des constructions incertaines de
cubes au bord de la mer, puis un commandement : « … du mou, au
treuil, du mou… », il actionnait le treuil, laissait glisser le câble
d’acier et le Cavalier amorçant une large courbe, son sillage dessinant
un arc clair sur la mer bleu roi, recommençait le ratissage de la zone qu’il
était chargé de déminer.
On avait installé la drague à bord, quelques jours après
l’armistice alors que l’équipage attendait de débarquer, Chaulanges lui-même,
se frottant les mains, disant, la casquette rejetée en arrière, « on
rentre, les gars ». Dante Revelli l’avait aperçu dans les rues d’Alger,
Chaulanges entraîné par l’enthousiasme, riant alors que défilaient des
fusiliers marins qui avaient enfoncé au sommet de leur baïonnette des carottes
et des melons, puis Revelli et Raffin s’étaient trouvés éloignés du second,
emportés par un reflux de la foule vers la queue du cortège, au milieu des
enfants arabes, pieds nus, des permissionnaires de toutes armes qui lançaient
leurs calots, enlevaient leurs ceinturons, faisaient des oriflammes de leurs
bandes molletières et chantaient l’internationale.
Vin rouge rugueux d’Algérie, bière, limonade, vin encore, la
tête sous une pompe sur le quai du port pour essayer de ne pas s’endormir là,
entre les madriers, Raffin qui soutient Revelli. Le Cavalier est en rade
avec deux autres destroyers et la baleinière des permissionnaires est repartie
à neuf heures ; une chaloupe attend les retardataires, Raffin a perdu son
béret, un matelot de service lui prête le sien au moment où, avec Revelli, il
grimpe à l’échelle de coupée du Cavalier. Revelli s’efforce de marcher
droit, devant Guichen et deux sentinelles sous les armes. De Jarrivon, debout
sur la passerelle, oblige les marins retardataires à se mettre en ligne,
hésite, les mains dans la poche de sa vareuse, « Bon, quatre jours de
consigne, dit-il à Guichen, quatre jours pour ces soûlards ». Dans la
batterie, Raffin et Dante se bousculent en riant, se donnent des coups de
coude, « consigne, comme si on pouvait redescendre, il s’est dégonflé, le
pacha ».
Appareillage le lendemain matin, exercice à la mer de
plusieurs jours, essai de vitesse, de tirs. De Jarrivon arpente le pont alors
que l’étrave s’enfonce dans les lames courtes. Inspection du compartiment
machine, De Jarrivon entrant dans le poste de Revelli avec Guichen, s’attardant,
puis descendant maladroitement l’échelle étroite qui conduit aux chaudières,
Giocondi porte une vareuse couverte de cambouis.
— Il faudra veiller à votre tenue, second maître !
Quand le commandant remonte, Dante qui s’était avancé pour
suivre l’inspection, se planque dans son poste où Giocondi le rejoint, puis
arrive Raffin.
— Tu l’as entendu ? demande Giocondi.
Il fume, la cigarette dissimulée dans le creux de la main.
— Il va serrer la vis, dit Raffin, ils vont nous
garder, tu verras.
— Elle est finie, dit Giocondi, merde !
Rade de Bizerte. Hangars qui forment à terre un damier de
plaques brillantes vers lesquelles se dirige le Cavalier avant de
mouiller à quelques encablures. Pas de permission. On installe la drague qui,
quand elle est relevée, occupe toute la largeur de la plage arrière du
destroyer. Le vaguemestre apporte le courrier, les journaux.
— J’ai rien, répète Revelli.
Il interroge encore Mermet qui s’occupe de la distribution
des lettres, qui répond à peine, montre un numéro de l’illustration : « Clemenceau,
le père de la Victoire. »
— Un vieux charognard, dit Raffin, c’est lui qui nous
garde, on est huit millions de mobilisés, s’il nous lâche dans les rues…
Geste obscène.
— Dans le cul Clemenceau, comme le Tsar.
Dante se lève, monte sur le pont. Le phare du cap Bon, les
feux verts et rouges de bâtiments en rade, une embarcation qui s’éloigne, le
bruit du moteur, clapotement régulier courant à la surface de l’eau avant de
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