Nice
parfois les voix quand ils expliquaient à
Peggy qu’ils venaient de là-bas, que la terreur, la barbarie, la famine…
Karenberg ne voulait pas les voir. Il attendait que la rumeur leur parvienne,
qu’ils découvrent qu’il était au côté des Rouges, leur ennemi. Il imaginait
leur surprise, leur mépris, et bientôt…
Tout en marchant dans la bibliothèque, il ramassait les
journaux, les tendait à Peggy, montrant un titre. « Quelle haine ! »
disait-il. Et il avait peur pour Jean. Il voyait pour lui, pour eux tous des
années de fer. La guerre n’était qu’une ouverture, la Révolution russe le premier
acte de l’opéra. Chacun devrait choisir son camp. En Italie, en Allemagne,
déjà, on se battait. Mitrailleuses dans les rues de la Ruhr, aciéries occupées
en Lombardie. Le tsar, Kerensky s’étaient laissé surprendre. À Rome ou à Berlin
on avait assisté au spectacle. On connaissait maintenant la Fin du drame. Elle
ne se répéterait pas. Il suffisait de lire les journaux. Le péril rouge
voilà l’ennemi. Karenberg s’inquiétait pour Jean.
— Il en est venu d’autres, disait Peggy. Cette fois-ci,
un général et sa fille, les Lobanovsky.
Les émigrés russes arrivaient de Crimée, du Caucase. Ils
avaient combattu les bolcheviks, avec Denikine, Wrangel ou Koltchak, puis, les
villages tombant les uns après les autres aux mains des partisans rouges, ils
avaient abandonné leurs chevaux, tirant des coups de feu en l’air pour qu’ils
s’enfuient, et, marchant la nuit, s’enfonçant le jour dans les forêts, ils
avaient gagné la côte, les bateaux de l’Entente, où leurs femmes et leurs
filles, déjà rassemblées sur le pont, attendaient, espérant qu’elles
rentreraient un jour dans leur demeure, les vieilles servantes en pleurs
embrassant leurs mains.
Elles y rêvaient encore quand elles atteignaient Nice,
qu’elles ouvraient leurs malles dans les pensions de famille des Baumettes, de
Fabron, du quartier Magnan, qu’elles retrouvaient – quand elles avaient de
la chance – les villas des temps glorieux, boulevard Tsarévitch, à Cimiez
ou bien à Cap-d’Ail, ces résidences de l’hiver où elles passaient des mois loin
de la neige russe et des propriétés vastes comme des régions que parcouraient
des régisseurs obséquieux et retors, vulgaires, avides. Elles s’imaginaient que
ce n’était qu’une plus longue villégiature qui commençait, inattendue et
déplaisante. Mais l’Entente, les soldats anglais et français, et, à l’autre
extrémité de l’empire, en Sibérie, les Japonais et les Américains, allaient
réduire la canaille sanguinaire.
Les hommes, officiers, barons, secrétaires de Sa Majesté,
artistes des théâtres impériaux de Russie ou bien professeurs de l’université
de Saint-Pétersbourg – et parfois se joignait à eux l’archiprêtre Nicolas
Selivaneff – parlaient de l’avenir. Les réformes, bien sûr, mais une main
de fer, chasser le juif apatride, ces Lev Davidovitch Bronstein, Lazare, je ne
sais qui, Blumkine. « Ils sont tous juifs, et Lénine… » « Lénine
aussi ? » « Vous en doutez, mon cher ? Regardez son faciès.
D’ailleurs, il ne s’appelle pas Lénine, mais… »
Le député Merani et sa femme, la comtesse Elisabeth
d’Aspremont, assistaient souvent à ces réceptions. Son Altesse Sérénissime la
princesse Klioukansky, Son Altesse Impériale, la princesse Yourievsky, la veuve
de l’empereur Alexandre II, les accueillaient dans le grand salon de la
villa George pour une vente au profit de la Croix-Rouge russe. « C’est un
grand honneur pour moi », disait Merani. Elisabeth faisait une révérence.
Le général Lobanovsky prenait Merani à part :
— Dites-moi, monsieur le Député, ces officiers français
à Varsovie, votre Weygand, qu’attendent-ils pour, excusez-moi, leur entrer
dedans, comme vous dites ? Ce ne sont que des moujiks qui marchent à la
vodka et que les Rouges terrorisent. Il suffirait d’une offensive pour
renverser la situation, vous les verriez se retourner contre les commissaires
bolcheviks et pendre tous ces juifs. Car s’il est une chose dont je suis sûr,
c’est qu’un pouvoir fondé par des juifs ne peut tenir en Russie plus de
quelques mois.
Merani tentait d’interrompre le général, d’expliquer :
— Vous connaissez la France, mon général, nous venons
d’être saignés, tous ces deuils…
Dans l’après-midi, Merani avait inauguré avec Elisabeth
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