Nice
donnerait là, et elle s’emparait de la pelote
à épingles, souriant, servile, à la cliente. Quand Violette s’attardait devant
le magasin, Denise lui faisait de la main signe de s’éloigner. La « première »
n’aimait pas cela, que l’on attende les vendeuses. « Dites-lui d’aller
plus loin, n’est-ce pas ? » Parfois, l’attente durait longtemps. Une
cliente pouvait passer le temps, essayer un manteau, une robe du soir, faire
descendre tous les coupons de nouveaux tissus imprimés ou ces « crêpes de
Chine ». Puis, quand la voiture du mari ou de l’amant – « Elle n’est
pas mariée, tu sais, disait Denise, elle se fait entretenir » –
s’arrêtait devant Haute Couture, elle prenait son sac et, accompagnée
par la première vendeuse qui disait encore : « Merci, Madame, nous espérons
vous revoir », elle sortait, n’ayant rien acheté. Et Denise rangeait les
coupons sur les étagères, les chapeaux dans leur boite, la « première »
attendait dehors, Denise tirait le store de fer. « À demain, Mademoiselle. »
« À demain, Denise. »
Il n’y avait pas d’horaire pour Denise Raybaud. Elle
terminait quand les clientes partaient. Aux Galeries Lafayette, au contraire,
l’horaire était chose sacrée. Dans l’atelier, Violette commençait à moins le
quart à rassembler sur ses genoux son sac, son chapeau. Elle défaisait la
ceinture de son tablier. Puis, paraissant rebondir sur les marches du grand
escalier des Galeries, ricochant contre les murs, la première sonnerie
retentissait. Madame Durand, « la chef », se levait, passait entre
les tables. « Vous n’avez pas fini », disait-elle. Le bruit des
machines à coudre, un instant interrompu, reprenait par saccades. Violette
achevait d’ouvrir son tablier. Elle mettait la ceinture dans la poche. « Revelli. »
« La chef » ne l’aimait pas. Elle avait connu Louise, elle se
vengeait sur Violette du départ de la sœur. Parfois, elle se voulait
méprisante, et quand Violette venait avec une nouvelle robe qu’elle se coupait
le soir, sur un patron que Denise lui prêtait, « la chef » lançait à
haute voix dans tout l’atelier : « On sait où ça conduit la
coquetterie, n’est-ce pas, Revelli ? On courtise et on se retrouve avec un
enfant sur les bras. » Les premières fois, Violette avait baissé la tête,
joues qui brûlent, larmes qui brouillent le regard, elle n’arrivait pas à
enfiler l’aiguille, elle se piquait. Madeleine Vial, qui, avant-guerre, était
sortie deux ou trois fois avec Dante, lui prenait l’aiguille, murmurait : « Laisse-la
dire, elle est jalouse. » Un jour, Violette avait cessé de baisser la
tête, elle avait regardé Madame Durand. « Y en a qui peuvent pas avoir
d’enfants, Madame. » Silence dans l’atelier, puis les filles pouffent,
Madame Durand crie : « Mais qu’est-ce que vous attendez pour
travailler ? » Amende pour Violette Revelli.
À la deuxième sonnerie, « la chef » ne pouvait
plus rien. Les filles se précipitaient vers la sortie, sac à la main, sans
repasser par les vestiaires, laissant les tabliers sur les chaises, n’ayant
même pas, parfois, recouvert les machines, et la dernière fille, celle que
Madame Durand pouvait saisir par le bras, était contrainte de « mettre de
l’ordre », seule dans l’atelier, écoutant les récriminations de « la
chef » contre ces filles « qui n’ont plus de moralité, elles savent
pas ce que c’est que le travail, c’est la faute de la guerre, plus rien ne sera
comme avant, elles se croient tout permis ».
Violette Revelli n’était jamais prise. Elle sautait les
marches par deux ou trois, elle aurait voulu sortir la première dans la rue,
saisir, à l’automne ou au printemps, le jour avant qu’il disparaisse, ou bien,
l’hiver, le moment où les boutiques sont encore ouvertes, quand on peut voir
les clientes entrer, plonger la main dans les tissus. Elle en voulait à
Madeleine qui la retenait. « Qu’est-ce que vous faites, dimanche ?
Vous allez danser ? Au Var ? Au Bal des Pilotes ? »
Les vendeuses, les couturières couraient dans l’escalier, et
Madeleine avait saisi le bras de Violette, la forçant à se laisser dépasser,
faisant naître une inquiétude… Peut-être allait-on fermer les hautes portes
d’acier contre lesquelles s’appuyaient les gardiens en blouse grise, les
chauffeurs-livreurs, fumant nonchalamment, heureux de voir défiler toutes
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