Nice
bien s’obstiner, tel Sauvan. Ils deviennent discrets, habiles,
vieux politiques, vieux truands qui connaissent les ficelles, hommes de métier, BAREL , PIGET , BORELLO , les instituteurs. Ritzen mettait
leur fiche à l’écart. Meneurs, REVELLI Dante. La fiche était de nouveau entre ses doigts. Il la posa dans la paume gauche, feuilletant
de la main droite les notes des informateurs, les tracts, deux exemplaires d’un Appel aux jeunes travailleurs.
La jeunesse de Nice qui s’est constituée il y a quatre
mois se place résolument sur le terrain de l’internationale communiste. Dans cette
ville de luxe et d’orgie, quarante jeunes se sont groupés dans la section. Les
adhésions doivent parvenir à Jean Karenberg (11 bis, boulevard de
Cimiez) qui convoquera.
Les fils, ils étaient là, déjà. Revelli Dante ou Revelli
Antoine, fiché, lui aussi, arrêté quelques jours en 17, pour propagande défaitiste,
incorporé depuis deux semaines au 127 e régiment d’infanterie de
Strasbourg. Jean Karenberg, qui allait au delà du père : Le baron
Frédéric Karenberg, signalait un rapport, tout en étant favorable à
l’adhésion à la III e Internationale, a insisté sur l’importance
qu’il y avait à ne pas croire que la révolution était proche. Il a parlé longuement
des événements de Berlin et de l’échec des révolutionnaires, puis de la
situation en Italie où l’on irait vers la dictature et l’écrasement des forces
socialistes. La discussion a été animée. Les éléments les plus modérés de la
section socialiste (Borello, réservé à l’égard du bolchevisme) ont approuvé
Karenberg. Les extrémistes (Barnoin, Sauvan, Barel, Revelli) et les plus jeunes
adhérents (voir notre rapport sur la création d’une Section de jeunes
socialistes et l’Appel qu’ils ont lancé) ont dénoncé le « défaitisme »
de Karenberg. Un vote a eu lieu sur une motion – ci-jointe.
Karenberg a été mis en minorité. Son fils Jean Karenberg (lycéen, voir fiche) a
été désigné comme responsable des jeunes. Il a voté contre son père.
Les fils. Cet effroi qui, certains matins, empoignait
Ritzen. Il avait un dossier ouvert devant lui, lisait rapidement les fiches des
individus surveillés, des interpellations, et, tout à coup, l’une d’elles :
« LIVIO Maurizio, vingt deux ans… », l’âge ou le visage, ou le nom – d’où est-il, celui-là ? – il
gardait longtemps la fiche au bout des doigts.
Ritzen se laissait aller contre le dossier du fauteuil. Ses
fils, tellement étrangers aussi. Pierre posait sa casquette d’officier sur le
bord de la table. Croix de guerre avec palmes. Porte-drapeau de l’École. Il
parlait, retirant un à un les doigts de ses gants blancs. Ce visage poupin, ces
cheveux rasés, la voix même. Qui est-ce ? Mon fils ?
Tous les mercredis, Ritzen allait attendre Jules, le cadet,
à la sortie du lycée. Plus lointain encore, silencieux. Au restaurant, avant de
choisir un plat, Jules regardait son père à la dérobée. « Mais enfin,
décide-toi. » Il parlait si bas que le garçon, le plus souvent, devait le
faire repéter. Puis, plus un mot. Ritzen imaginait, se taisait aussi. Il est si
facile d’imaginer quand ces fiches au bout des doigts racontent des vies qui
bifurquent. Droite, d’abord, et brusquement elle tourne. Le nom est là, sur le
bureau de Ritzen, dans le dossier Prostitution ou Vol à la tire.
Il interrogeait Marguerite, mais sa femme ne remarquait
rien. « Tes fils, disait-elle, tu les as terrorisés. Pierre est parti dès
qu’il a pu, pour faire aussi bien que toi. Tu t’étais engagé, il a voulu, lui
aussi. Jules, il tremble. C’est tout. »
Un jour, avant la guerre, en novembre, le mois des crues, le
Paillon avait brusquement monté. « Paioun ven », criaient les Niçois –
le Paillon arrive. En quelques heures, il avait atteint le tablier des ponts.
Il pleuvait quand Ritzen et ses deux fils… – quel âge avaient-ils ?
une dizaine d’années peut-être… – s’étaient approchés de la rivière,
Jules, trop petit pour voir l’eau, s’agrippait au parapet. Alors, Ritzen avait
saisi son fils, le soulevant, et Jules s’était mis à hurler, se débattant,
comme s’il avait eu peur que son père ne le jette dans la rivière. Il s’était
calmé plus tard, quand la pluie avait cessé qu’ils s’éloignaient tous les trois
des ponts et des quais, retrouvant les rues qui séchaient vite sous le
Weitere Kostenlose Bücher