Nice
ceux qui peuvent vivre plusieurs vies dans une. Il
avait le loisir de venir chaque soir l’attendre. Elle, quand, tenant sa robe,
elle se serait assise dans le side-car, sa vie serait jouée. Il fallait qu’elle
le sache. Qu’elle soit prête. Si elle lui parlait, elle ne serait plus jamais
Louise ou Madeleine, mais peut-être, un jour, une de ces femmes qui entraient,
une cape de soie lamée sur les épaules, au casino de la Jetée-Promenade, ou
bien Françoise Clément, paupières bleues, renard serré autour du cou, et qui
riait fort dans la rue, la tête rejetée en arrière, la bouche ouverte cernée de
rouge vif.
De tout cela qui se jouait elle avait peur. Elle était seule
à savoir. À qui le dire ? Denise Raybaud ne comprendrait pas. « Oh,
un tour en moto, dirait-elle, tu en fais des histoires ! » Madeleine
secouerait la tête. « Moi, à ta place, je n’irais pas. Tu sais ce qu’ils
cherchent, des hommes comme lui. Après, ils te laissent tomber. »
Seule à décider.
Et Violette décida un matin, dans la cuisine, en les voyant,
ceux de sa famille. Parce qu’elle les aimait. Qu’elle souffrait de les voir
tels qu’ils étaient, et qu’elle pensait qu’il faut une autre façon de vivre,
vite, avant que le père soit trop vieux, avant qu’elle soit laide, comme
Madeleine, et déjà Louise. Dante, Antoine, Barnoin, ils voulaient aussi une
autre vie, mais qu’est-ce qu’ils savaient ? Des enfants qui croyaient
qu’on peut changer le monde comme les mouches croient qu’on peut traverser la
vitre.
Elle décida un matin. Et le soir elle fut la première à
sortir dans la rue, à traverser la chaussée, la tête droite, à dire à Philippe
qui la regardait venir :
— Je veux bien faire un tour, pas long.
Il lui tendait la main. Elle tenait sa jupe et elle
enjambait la coque du side-car. Il mettait ses lunettes et il souriait, se
déhanchant, donnant deux ou trois coups avec le pied gauche sur le démarreur.
Le side-car se mit à vibrer, faisant trembler le corps de
Violette Revelli.
12
Maintenant, Vincente Revelli avait froid même l’été.
Il s’arrêtait place Arson, au terrain de boules, s’asseyait
sur le muret, le dos contre le grillage, alors que la plupart des joueurs, ces
longues soirées de juillet, quand le soleil d’après sept heures est encore
chaud, qu’il colle à la peau comme un vêtement imprégné de sueur, se
regroupaient sous les platanes, ne quittant l’ombre qu’au moment de tirer, ou
bien quand il fallait, avec une ficelle, mesurer l’écart entre les boules et le
« boucin ». Vincente, au contraire, les avant-bras sur les genoux,
dans le bruit des voix, des boules heurtées, la casquette sur les yeux, laissait
la chaleur entrer en lui, comme une jeunesse fugace, qu’un nuage ou un toit
qui, brusquement, étendait sur la place sa forme polygonale, dissipait.
Il se levait, frottant l’une contre l’autre ses mains
rougies, et il rentrait lentement rue de la République. Il choisissait souvent
de faire un détour par ces rues, ainsi la rue Bonaparte, où le soleil semble
pris entre les façades rapprochées, parce qu’une échancrure dans les collines
de l’ouest, l’orientation de la rue prolongent le jeu de la lumière. C’est ce
poudroiement doré et tiède que Vincente recherchait.
Parfois, alors qu’il avait déjà atteint la place Garibaldi,
que la rue de la République s’ouvrait devant lui, il s’en éloignait, allait
vers le Paillon ou la mer, pour attendre – et l’été cela pouvait durer jusqu’à
près de neuf heures – que le soleil disparaisse, se dissolvant dans un
lavis couleur de brique. Il restait accoudé, guettant cet instant, attentif aux
bruits, aux gestes des pêcheurs ou des lavandières, et peu à peu, de la
chaleur, de la lumière qui l’éblouissait, le contraignant à fermer les yeux,
naissait l’oubli.
S’estompait la rumeur des voitures automobiles recouverte
par la cadence du ressac, ou bien, s’il se trouvait au bord du Paillon, par les
voix des femmes qui pliaient les draps, appelaient leurs gosses. Revenait le
temps où, avec Lisa et les enfants, ils marchaient, elle tenant son bras. Eux,
Dante, Louise, plus tard Antoine et Violette, couraient le long de la grève,
évitaient d’un saut l’écume de la vague, lançaient la pierre plate qui
ricochait. Vincente en jetait une à son tour. Elle rasait la surface de la mer,
s’y appuyant à peine, semblant ne jamais devoir cesser de
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